David Livingstone écrit sur les dessous de l’histoire depuis 30 ans et nous a accordé le droit de traduire plus de 170 de ses articles, soit le tiers de son incroyable Ordo ab Chao.
Charles Maurras (1868 – 1952) dirigeant de l’Action française proto-fasciste
Guénon, qui allait devenir une importante source d’inspiration intellectuelle pour une grande partie de la droite politique, avait été impliqué dans l’Action Française et son fondateur Charles Maurras13. Dans les livres Neither Right Nor Left et The Birth of Fascist Ideology, Zeev Sternhell affirmait que l’Action Française influençait le syndicalisme national et, par conséquent, le fascisme. Selon Sternhell, le syndicalisme national a été formé par la combinaison du nationalisme intégral de l’Action Française et du syndicalisme révolutionnaire de Georges Sorel. Le mouvement Action Française et la revue ont été fondés par Maurice Pujo et Henri Vaugeois en 1899, en réaction nationaliste contre l’intervention des intellectuels de gauche dans l’Affaire Dreyfus. Alfred Dreyfus (1859 – 1935) était un officier d’artillerie juif dont le procès et la condamnation en 1894 pour trahison, connus sous le nom d’affaire Dreyfus, sont devenus l’un des drames politiques les plus controversés et les plus polarisants de l’histoire française moderne et de l’Europe entière. Il s’est finalement terminé par l’exonération complète de Dreyfus.
Sous Charles Maurras (1868 – 1952), l’Action Française est devenue un mouvement politique monarchiste, antiparlementaire, contre-révolutionnaire et antisémite. Pour l’Action Française, la source conspiratrice des maux qui affligent la France sont les Juifs, les Huguenots (protestants français) ou les Francs-maçons. Maurras était également opposé au socialisme, et après la révolution bolchevique de 1917, au communisme. Agnostique, influencé par Joseph de Maistre, Maurras a défendu le catholicisme parce qu’il croyait que celui-ci était un facteur de cohésion et de stabilité sociale et qu’il avait une grande importance dans l’histoire de France. En dépit de son manque d’orthodoxie religieuse, Maurras gagna une large audience parmi les monarchistes et les catholiques français, y compris les orléanistes, qui soutenaient la revendication du prétendant au trône de France, le comte de Paris, Philippe (1869 – 1926), arrière-petit-fils de Louis Philippe I. L’agnosticisme de Maurras finit par perturber la hiérarchie catholique, et en 1926, le pape Pie XI plaça certains de ses écrits dans l’Index des livres interdits et condamna la philosophie de l’Action Française dans son ensemble.
Georges Sorel (1847 – 1922)
Georges Sorel (1847 – 1922), l’un des principaux militants qui a fortement influencé le fascisme, était également associé à Maurras et à son Action Française. Largement influencé par l’anarchisme, Sorel a contribué à la fusion de l’anarchisme et du syndicalisme, en anarcho-syndicalisme. Sorel a promu la légitimité de la violence politique dans Reflections on Violence (1908) et d’autres ouvrages dans lesquels il a préconisé une action syndicaliste radicale pour parvenir au renversement révolutionnaire du capitalisme et de la bourgeoisie par une grève générale. Outre Sorel, William James et Henri Bergson ont également fortement influencé la pensée de Mussolini et des fascistes italiens 14, qui ont mis en pratique la croyance de Sorel en la nécessité d’un « mythe » délibérément conçu pour faire basculer les foules dans une action concertée. Mussolini a reconnu à plusieurs reprises Sorel comme son maître : « Ce que je suis, je le dois à Sorel. » Et Sorel, à son tour, a appelé Mussolini « un homme pas moins extraordinaire que Lénine… ». Selon Mussolini :
Benito Mussolini (1883 – 1945)
Nous avons créé notre mythe. Le mythe est une foi, c’est une passion. Il n’est pas nécessaire qu’il soit une réalité. C’est une réalité par le fait que c’est un bien, un espoir, une foi, que c’est du courage. Notre mythe est la Nation, notre mythe est la grandeur de la Nation ! Et à ce mythe, à cette grandeur, que nous voulons traduire en une réalité complète, nous subordonnons tout le reste 15.
Maurice Barrès (1862-1923)
L’Action Française attire également des personnalités comme Maurice Barrès (1862 – 1923), l’un des membres fondateurs de l’Ordre Martiniste renaissant avec Papus. Connu comme le « Nietzsche de la France », Barrès prône un « culte de soi » quasi spirituel, qui glorifie un amour humaniste de soi et il s’adonne aussi aux mysticismes occultes dans sa jeunesse. Barrès était également ami depuis sa jeunesse avec Stanislas de Guaita, et s’intéressait à l’Asie, au soufisme et au chiisme. Barrès a rejeté la démocratie libérale comme une fraude, affirmant que la vraie démocratie était une démocratie autoritaire. Barrès affirmait que la démocratie autoritaire impliquait un lien spirituel entre un dirigeant d’une nation et le peuple de la nation, et que la vraie liberté ne découlait pas des droits individuels ni des contraintes parlementaires, mais du « leadership héroïque » et du « pouvoir national »16. C’est en 1898 que Barrès a inventé le terme « national-socialisme » pour définir une idéologie qui intégrait la classe ouvrière dans la solidarité nationale, et il a diffusé ses idées par le biais de campagnes politiques, de périodiques français et de revues américaines comme Scribners et l’Atlantic17.
Gabriele d’Annunzio (1863 – 1938)
Dans ses œuvres littéraires, Barrès est associé au symbolisme. Il était un proche collaborateur de Gabriele d’Annunzio (1863 – 1938), qui occupait une place importante dans la littérature italienne et, plus tard, dans la vie politique, souvent désigné sous les épithètes Il Vate (« le poète ») ou Il Profeta (« le prophète »). L’un des romans les plus importants de D’Annunzio, scandaleux à l’époque, est Il fuoco (« La Flamme de la Vie ») de 1900, dans lequel il se présente comme le surhomme nietzschéen Stelio Effrena, dans une version fictive de son histoire d’amour avec Eleonora Duse. Il a collaboré avec le compositeur Claude Debussy à une pièce musicale Le martyre de Saint Sébastien, 1911, écrite pour Ida Rubinstein. Le Vatican a réagi en plaçant toutes ses œuvres dans l’Index des livres interdits.
Furieux de la proposition de rétrocession de la ville de Fiume (aujourd’hui Rijeka en Croatie) dont la population était majoritairement italienne, lors de la Conférence de paix de Paris en 1919, d’Annunzio mène la prise de la ville puis déclare Fiume Etat indépendant, la Régence italienne de Carnaro. En tant que dictateur de facto de Fiume, d’Annunzio a maintenu le contrôle sur ce qui a été décrit comme une « nouvelle politique de spectacle dangereusement puissante », qui a été imitée par Mussolini 18. d’Annunzio a été décrit comme le Jean-Baptiste du fascisme italien, car c’est lui qui a inventé pratiquement tout le rituel du fascisme pendant son occupation de Fiume. Cela comprenait l’adresse au balcon, le salut romain, les cris de « Eia, eia, eia ! Alala ! » tirés du cri d’Achille dans l’Iliade, ainsi que des disciples en chemise noire (l’Arditi) 19.
David LIVINGSTONE
13 – “The Spiritual Fascism of Réne Guénon and His Followers” [http://www.naturesrights.com/knowledge power book/Guénon.asp] 14 – Jonah Goldberg. Liberal Fascism: The Secret History of the American Left, From Mussolini to the Politics of Meaning (Doubleday, 2008) p. 423 n. 21.
15 – Herman Finer, Mussolini’s Italy (1935), p. 218; quoted in Franklin Le Van Baumer, ed., Main Currents of Western Thought (New Haven: Yale University Press, 1978), p. 748.
16 – Robert Soucy “Barres and Fascism,” French Historical Studies, Vol. 5, No. 1 (Spring, 1967), pp. 67-97; Duke University Press. Article Stable URL: http://www.jstor.org/stable/285867. pp. 87-90.
17 – Alexander Reid Ross. Against the Fascist Creep (AK Press, 2017).
18 – Brian Lowe. Moral Claims in the Age of Spectacles: Shaping the Social Imaginary (Springer, 2017). p. 72.
19 – H. Stuart Hughes. The United States and Italy (Harvard University Press, Cambridge, MA, 1953), pp. 76 and 81–82.
Étienne Gilson, Le Philosophe et la théologie, chap. III « Le désordre ».
Extrait concernant Charles Maurras et l’Action française :
« Je venais d’entrer dans l’enseignement (1907) lorsque se produisit la condamnation du Sillon par le pape Pie X. C’était en 1910, j’en fus profondément affecté. Je voudrais essayer de dire pourquoi, mais je ne suis pas certain d’y réussir.
Je n’avais jamais vu Marc Sangnier, je n’ai jamais assisté à une seule réunion du Sillon, aujourd’hui encore je n’ai jamais lu un seul article sorti de sa plume. Je n’étais pas du Sillon, ni d’ailleurs d’aucun autre groupe politique, mais nous étions nombreux à nous sentir unis de cœur avec Marc Sangnier et solidaires de lui dans ses luttes. Nous savions seulement, mais c’était assez pour nous, qu’à l’encontre d’un catholicisme encore politiquement lié à l’Ancien Régime, Sangnier voulait donner en France droit de cité à un catholicisme social, tourné vers le peuple et sincèrement républicain. La politique de ralliement préconisée par le pape Léon XIII et à laquelle s’ opposaient pourtant nos chefs de file, appelait une action politique de ce genre, car il devenait de plus en plus difficile, dans un pays qui semblait lié pour longtemps à une constitution républicaine, de maintenir la fiction qu’un chrétien était tenu en conscience de choisir entre l’Église et la République. Léon XIII voulait au moins que les catholiques fussent libres. Nos cœurs allaient du côté de Marc Sangnier d’un mouvement pur de toute doctrine. Fils, pour la plupart, de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine, nous savions seulement qu’il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait pour nous. La condamnation de son mouvement fut pour beaucoup d’entre nous un coup de foudre. Restait-il encore une attitude politique possible pour un catholique français hormis celle des royalistes ou celle des « conservateurs » ? S’il y en avait une, on ne voyait pas où elle était.
Il est aujourd’hui facile de voir que la condamnation n’avait pas ce sens, mais ceci n’est pas une apologie, c’est un récit. Le fait est qu’elle fut ainsi comprise et l’on pouvait d’ailleurs prévoir qu’elle le serait de cette manière. Pour être équitable envers ceux qui se méprirent, il faut se souvenir du spectacle qu’ ils avaient alors sous les yeux.
Lorsque la condamnation fut portée, il y avait longtemps que la campagne menée contre le Sillon était commencée et, conformément à une tradition établie, elle avait commencé en France. Lorsque des Français se plaignent à Rome que la censure ecclésiastique réserve à notre pays une partie de son attention qui nous semble parfois excessive, la réponse est toujours la même : « Pourquoi, nous dit-on, passez-vous votre temps à vous dénoncer les uns les autres ? ». La race des dénonciateurs et des flaireurs d’hérésie n’est pas morte, mais la crise moderniste fut leur âge d’or.
Il n’y avait absolument aucun rapport entre la philosophie du P. Laberthonnière [« le P. Laberthonnière détestait saint Thomas d’ Aquin à cause d’ Aristote, mais il détestait plus encore Aristote à cause de saint Thomas d’ Aquin » dixit EG] et les positions sociales ou politiques du Sillon, leurs adversaires n’en étaient pas moins souvent les mêmes, et ils avaient en commun deux caractères : tous se proclamaient « thomistes » et, autant qu’il m’en souvient, tous se rangeaient en politique aux côtés de Charles Maurras. À première vue, on ne trouve aucune raison à cette alliance inattendue. L’Action Française avait pour chef un athée qui se disait tel ; rien d’étonnant à cela, car les athées ne manquent pas autour de nous. L’Action Française faisait profession d’utiliser l’Église à ses propres fins politiques, et cela non plus n’ était pas neuf ; depuis Auguste Comte et son Appel aux conservateurs, on savait qu’un positivisme athée peut se chercher des alliés politiques du côté des catholiques. Comte était allé plus loin en offrant son alliance au Général des Jésuites. Seulement, en 1856, les Jésuites n’avaient pas répondu à cette mobilisation générale, au lieu qu’entre 1900 et 1910, Charles Maurras réussit à recruter des troupes parmi les Jésuites, les Dominicains et, plus encore peut-être, les Bénédictins. ». Nos neveux auront plus de liberté d’esprit que nous et, de toute manière, ils disposeront d’un recul qui nous fait défaut pour juger ces événements. Rien ne sera plus intéressant pour les esprits curieux de tératologie doctrinale que de démêler les raisons secrètes de cette alliance. Politiquement, la chose se passe d’explications. Les Français sont naturellement fanatiques ; les fanatiques de droite y valent ceux de gauche et ils sont toujours prêts à se persécuter les uns les autres au nom de quelque principe sacré, seulement, cette fois, les catholiques avaient été les derniers persécutés. Il faut bien admettre que l’affreuse politique du combisme n’avait rien pour réconcilier les ordres religieux avec la République, mais ce n’est pas ici le point. La question vraiment intéressante est de savoir pourquoi un maître en théologie appartenant à l’ordre de Saint-Dominique, interprète hautement qualifié de la théologie thomiste et jouissant dans l’Église d’une autorité doctrinale incontestée, s’estimait alors tenu en conscience de soutenir que la notion du « meilleur régime politique » défendue par Charles Maurras était précisément la même que celle qu’ avait enseignée saint Thomas dans son traité sur Le Gouvernement des princes ? Car il suffit d’ouvrir la Somme de théologie au bon endroit pour savoir que ce n’ est pas vrai. Ce théologien était bien loin d’être seul en son erreur. Il ne manquait pas de laïcs de haute intelligence et de grand talent pour ne voir aucune difficulté à faire ouvertement alliance avec le nouveau parti de l’ ordre. Le cœur du problème serait de savoir comment, par quels conduits secrets, la philosophie thomiste leur semblait fournir une justification théologique à la doctrine politique de Maurras ? L’intérêt qu’ils avaient à le dire est visible. Saint Thomas est le docteur commun de l’Église; démontrer que sa doctrine politique était déjà celle de Charles Maurras revenait à prouver que la pensée politique de Charles Maurras était celle même de l’Église, après quoi tous les catholiques français, sans exception, eussent été tenus en conscience d’approuver la politique monarchiste de L’Action Française. Quel magnifique coup de filet en perspective ! On aimerait savoir exactement quelle variété particulière de « thomisme » doit avoir été celui-là pour se sentir de telles affinités électives avec un positivisme qui, comme celui de Comte, s’intéressait vivement à Rome, mais nullement à Jérusalem.
Nous, qui vivions ces événements, n’avions pas le temps ni les moyens de les soumettre à une telle analyse, mais certains incidents ressortaient d’eux-mêmes avec une force telle qu’ils ne pouvaient passer inaperçus. Il faut d’ailleurs reconnaître que les deux côtés cherchaient la bagarre. Les Annales de Philosophie chrétienne ne manquaient pas d’agressivité, mais il n’ y a guère de doute sur ce qui précipita le dénouement. Quand le P. Laberthonnière prit à partie le P. Pedro Descoqs, S. J., sur le chapitre de L’Action Française, je ne doutai pas un instant que son sort ne fût réglé. Il se peut fort bien qu’il n’y ait eu aucune corrélation entre les deux faits. Je l’ai dit, je ne prétends pas écrire l’ histoire de ce qui est arrivé en réalité, mais bien ce qui s’est passé pour nous, c’est-à-dire de ce que les événements réels ont été dans notre esprit, ce qui n’est pas nécessairement la même chose. Or, sur ce point précis, aucun doute n’est possible pour moi, et je me souviens que je ne fus pas seul à en faire le pronostic. Le P. Laberthonnière publia, en 1911, une mince plaquette de quarante-deux pages : Autour de «L’Action Française ; ses amis ont toujours été persuadés que ses adversaires ne la lui ont jamais pardonnée.
Toute condamnation doctrinale portée par l’Église est un acte essentiellement et purement religieux. Quelles que soient les apparences contraires, la politique n’y est pour rien ; il n’en est pas nécessairement ainsi des motifs de ceux qui les réclament, les provoquent et les commentent. Ne voyant que le dehors des événements, nous ne pouvions pas ne pas être frappés de cette coïncidence d’intérêts hétérogènes. Comment choisir? Les prêtres que nous connaissions personnellement parce qu’ils se mêlaient au monde des philosophes et dont nous admirions le zèle religieux, se trouvaient tôt ou tard désavoués par l’Église, alors que ceux qui triomphaient d’eux au nom de l’orthodoxie se réclamaient d’une philosophie dont la langue n’était plus celle de notre temps. Nous étions victimes d’un désordre dont nous ignorions la cause. Il est curieux que Victor Delbos, notre maître en Sorbonne, ait exprimé vers la fin de sa vie sa surprise qu’il lui eût fallu tant d’ années, à lui, catholique, pour redécouvrir le sens de l’antique notion de sagesse. La génération antérieure à la nôtre avait donc éprouvé déjà le sentiment d’un manque, l’impression qu’une perte avait été subie et le besoin de la réparer. La crise aiguë que traversa notre génération n’eut pas que des suites funestes. Elle nous contraignit à une enquête de longue haleine sur l’origine de malentendus qui mettaient aux prises des frères unis au fond dans une même foi. Une route de trente années s’ouvrait alors devant nous. Si nous avions prévu qu’elle devait être si longue, bien peu d’entre nous auraient eu le courage de s’y engager. »
Étienne Gilson, Le Philosophe et la théologie, chap. III « Le désordre ».
Extrait concernant Charles Maurras et l’Action française :
« Je venais d’entrer dans l’enseignement (1907) lorsque se produisit la condamnation du Sillon par le pape Pie X. C’était en 1910, j’en fus profondément affecté. Je voudrais essayer de dire pourquoi, mais je ne suis pas certain d’y réussir.
Je n’avais jamais vu Marc Sangnier, je n’ai jamais assisté à une seule réunion du Sillon, aujourd’hui encore je n’ai jamais lu un seul article sorti de sa plume. Je n’étais pas du Sillon, ni d’ailleurs d’aucun autre groupe politique, mais nous étions nombreux à nous sentir unis de cœur avec Marc Sangnier et solidaires de lui dans ses luttes. Nous savions seulement, mais c’était assez pour nous, qu’à l’encontre d’un catholicisme encore politiquement lié à l’Ancien Régime, Sangnier voulait donner en France droit de cité à un catholicisme social, tourné vers le peuple et sincèrement républicain. La politique de ralliement préconisée par le pape Léon XIII et à laquelle s’ opposaient pourtant nos chefs de file, appelait une action politique de ce genre, car il devenait de plus en plus difficile, dans un pays qui semblait lié pour longtemps à une constitution républicaine, de maintenir la fiction qu’un chrétien était tenu en conscience de choisir entre l’Église et la République. Léon XIII voulait au moins que les catholiques fussent libres. Nos cœurs allaient du côté de Marc Sangnier d’un mouvement pur de toute doctrine. Fils, pour la plupart, de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine, nous savions seulement qu’il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait pour nous. La condamnation de son mouvement fut pour beaucoup d’entre nous un coup de foudre. Restait-il encore une attitude politique possible pour un catholique français hormis celle des royalistes ou celle des « conservateurs » ? S’il y en avait une, on ne voyait pas où elle était.
Il est aujourd’hui facile de voir que la condamnation n’avait pas ce sens, mais ceci n’est pas une apologie, c’est un récit. Le fait est qu’elle fut ainsi comprise et l’on pouvait d’ailleurs prévoir qu’elle le serait de cette manière. Pour être équitable envers ceux qui se méprirent, il faut se souvenir du spectacle qu’ ils avaient alors sous les yeux.
Lorsque la condamnation fut portée, il y avait longtemps que la campagne menée contre le Sillon était commencée et, conformément à une tradition établie, elle avait commencé en France. Lorsque des Français se plaignent à Rome que la censure ecclésiastique réserve à notre pays une partie de son attention qui nous semble parfois excessive, la réponse est toujours la même : « Pourquoi, nous dit-on, passez-vous votre temps à vous dénoncer les uns les autres ? ». La race des dénonciateurs et des flaireurs d’hérésie n’est pas morte, mais la crise moderniste fut leur âge d’or.
Il n’y avait absolument aucun rapport entre la philosophie du P. Laberthonnière [« le P. Laberthonnière détestait saint Thomas d’ Aquin à cause d’ Aristote, mais il détestait plus encore Aristote à cause de saint Thomas d’ Aquin » dixit EG] et les positions sociales ou politiques du Sillon, leurs adversaires n’en étaient pas moins souvent les mêmes, et ils avaient en commun deux caractères : tous se proclamaient « thomistes » et, autant qu’il m’en souvient, tous se rangeaient en politique aux côtés de Charles Maurras. À première vue, on ne trouve aucune raison à cette alliance inattendue. L’Action Française avait pour chef un athée qui se disait tel ; rien d’étonnant à cela, car les athées ne manquent pas autour de nous. L’Action Française faisait profession d’utiliser l’Église à ses propres fins politiques, et cela non plus n’ était pas neuf ; depuis Auguste Comte et son Appel aux conservateurs, on savait qu’un positivisme athée peut se chercher des alliés politiques du côté des catholiques. Comte était allé plus loin en offrant son alliance au Général des Jésuites. Seulement, en 1856, les Jésuites n’avaient pas répondu à cette mobilisation générale, au lieu qu’entre 1900 et 1910, Charles Maurras réussit à recruter des troupes parmi les Jésuites, les Dominicains et, plus encore peut-être, les Bénédictins. ». Nos neveux auront plus de liberté d’esprit que nous et, de toute manière, ils disposeront d’un recul qui nous fait défaut pour juger ces événements. Rien ne sera plus intéressant pour les esprits curieux de tératologie doctrinale que de démêler les raisons secrètes de cette alliance. Politiquement, la chose se passe d’explications. Les Français sont naturellement fanatiques ; les fanatiques de droite y valent ceux de gauche et ils sont toujours prêts à se persécuter les uns les autres au nom de quelque principe sacré, seulement, cette fois, les catholiques avaient été les derniers persécutés. Il faut bien admettre que l’affreuse politique du combisme n’avait rien pour réconcilier les ordres religieux avec la République, mais ce n’est pas ici le point. La question vraiment intéressante est de savoir pourquoi un maître en théologie appartenant à l’ordre de Saint-Dominique, interprète hautement qualifié de la théologie thomiste et jouissant dans l’Église d’une autorité doctrinale incontestée, s’estimait alors tenu en conscience de soutenir que la notion du « meilleur régime politique » défendue par Charles Maurras était précisément la même que celle qu’ avait enseignée saint Thomas dans son traité sur Le Gouvernement des princes ? Car il suffit d’ouvrir la Somme de théologie au bon endroit pour savoir que ce n’ est pas vrai. Ce théologien était bien loin d’être seul en son erreur. Il ne manquait pas de laïcs de haute intelligence et de grand talent pour ne voir aucune difficulté à faire ouvertement alliance avec le nouveau parti de l’ ordre. Le cœur du problème serait de savoir comment, par quels conduits secrets, la philosophie thomiste leur semblait fournir une justification théologique à la doctrine politique de Maurras ? L’intérêt qu’ils avaient à le dire est visible. Saint Thomas est le docteur commun de l’Église; démontrer que sa doctrine politique était déjà celle de Charles Maurras revenait à prouver que la pensée politique de Charles Maurras était celle même de l’Église, après quoi tous les catholiques français, sans exception, eussent été tenus en conscience d’approuver la politique monarchiste de L’Action Française. Quel magnifique coup de filet en perspective ! On aimerait savoir exactement quelle variété particulière de « thomisme » doit avoir été celui-là pour se sentir de telles affinités électives avec un positivisme qui, comme celui de Comte, s’intéressait vivement à Rome, mais nullement à Jérusalem.
Nous, qui vivions ces événements, n’avions pas le temps ni les moyens de les soumettre à une telle analyse, mais certains incidents ressortaient d’eux-mêmes avec une force telle qu’ils ne pouvaient passer inaperçus. Il faut d’ailleurs reconnaître que les deux côtés cherchaient la bagarre. Les Annales de Philosophie chrétienne ne manquaient pas d’agressivité, mais il n’ y a guère de doute sur ce qui précipita le dénouement. Quand le P. Laberthonnière prit à partie le P. Pedro Descoqs, S. J., sur le chapitre de L’Action Française, je ne doutai pas un instant que son sort ne fût réglé. Il se peut fort bien qu’il n’y ait eu aucune corrélation entre les deux faits. Je l’ai dit, je ne prétends pas écrire l’ histoire de ce qui est arrivé en réalité, mais bien ce qui s’est passé pour nous, c’est-à-dire de ce que les événements réels ont été dans notre esprit, ce qui n’est pas nécessairement la même chose. Or, sur ce point précis, aucun doute n’est possible pour moi, et je me souviens que je ne fus pas seul à en faire le pronostic. Le P. Laberthonnière publia, en 1911, une mince plaquette de quarante-deux pages : Autour de «L’Action Française ; ses amis ont toujours été persuadés que ses adversaires ne la lui ont jamais pardonnée.
Toute condamnation doctrinale portée par l’Église est un acte essentiellement et purement religieux. Quelles que soient les apparences contraires, la politique n’y est pour rien ; il n’en est pas nécessairement ainsi des motifs de ceux qui les réclament, les provoquent et les commentent. Ne voyant que le dehors des événements, nous ne pouvions pas ne pas être frappés de cette coïncidence d’intérêts hétérogènes. Comment choisir? Les prêtres que nous connaissions personnellement parce qu’ils se mêlaient au monde des philosophes et dont nous admirions le zèle religieux, se trouvaient tôt ou tard désavoués par l’Église, alors que ceux qui triomphaient d’eux au nom de l’orthodoxie se réclamaient d’une philosophie dont la langue n’était plus celle de notre temps. Nous étions victimes d’un désordre dont nous ignorions la cause. Il est curieux que Victor Delbos, notre maître en Sorbonne, ait exprimé vers la fin de sa vie sa surprise qu’il lui eût fallu tant d’ années, à lui, catholique, pour redécouvrir le sens de l’antique notion de sagesse. La génération antérieure à la nôtre avait donc éprouvé déjà le sentiment d’un manque, l’impression qu’une perte avait été subie et le besoin de la réparer. La crise aiguë que traversa notre génération n’eut pas que des suites funestes. Elle nous contraignit à une enquête de longue haleine sur l’origine de malentendus qui mettaient aux prises des frères unis au fond dans une même foi. Une route de trente années s’ouvrait alors devant nous. Si nous avions prévu qu’elle devait être si longue, bien peu d’entre nous auraient eu le courage de s’y engager. »
J’aimeJ’aime