David Livingstone écrit sur les dessous de l’histoire depuis 30 ans et nous a accordé le droit de traduire plus de 170 de ses articles, soit le tiers de son incroyable Ordo ab Chao.

Les espoirs messianiques suscités par Abarbanel ont notamment été crédités, grâce à la médiation de Menasseh ben Israël, de la préparation d’un « terrain fertile pour de nombreux mouvements pseudo-messianiques, culminant avec l’apparition de Sabbataï Tsevi« 1. Comme l’a noté Ernestine G.E. van der Wall, « depuis les années 1640, dans divers milieux juifs et chrétiens, un profond espoir s’était fait jour de voir de grands événements se produire dans un avenir proche. On croyait que la rédemption finale était proche. L’espoir du tikkun, de la restauration, était très répandu » 2. En fin de compte, explique Popkin :
[Les millénaristes] ont pris au sérieux l’injonction de Daniel selon laquelle, à l’approche de la fin, la connaissance et la compréhension augmenteront, les sages comprendront, tandis que les méchants ne comprendront pas. Ils ont également pris au sérieux la nécessité de préparer, par la réforme, les jours glorieux à venir. Leurs efforts pour acquérir et encourager la connaissance scientifique, pour construire un nouveau système éducatif, pour transformer la société politique, faisaient tous partie de leur raison d’être millénaire. Ils avaient besoin de comprendre, de construire une nouvelle théorie de la connaissance, une nouvelle métaphysique, pour la nouvelle situation, le règne millénaire du Christ sur terre, qui devait être suivi par un nouveau ciel et une nouvelle terre. Les efforts déployés pour atteindre cette grande fin font partie de la construction du monde moderne et de la construction de l’esprit moderne 3.
La conversion des Juifs et la diffusion du christianisme dans le reste du monde ont été considérées comme des conditions nécessaires pour que le millénaire se réalise. Une autre condition était la destruction de l’Empire ottoman qui contrôlait la Palestine et sous la domination duquel vivaient la plupart des Juifs. La conversion des Juifs et le « rassemblement des Gentils » ont également justifié le colonialisme britannique, car il pouvait soi-disant être favorisé par des conquêtes dans le Nouveau Monde. La même anticipation se retrouve chez les Juifs, surtout au Proche-Orient. Le Zohar aurait prédit un retour des Juifs en Palestine pour 1648 4.
Comme l’a indiqué Christopher Hill, dans Millenarianism and Messianism in English Literature and Thought, 1650-1800, les calculs de la date précise de la fin du monde basés sur le Livre de Daniel et l’Apocalypse ont occupé certains des meilleurs mathématiciens, de Napier à la fin du XVIe siècle, à Sir Isaac Newton à la fin du XVIIe. Un consensus s’est dégagé pour ajouter 1260 ans à la date à laquelle l’Antéchrist a établi son pouvoir, que les protestants ont pris pour le pape. Différents calculs ont donc porté sur les années 1650-1656 pour sa destruction, le rassemblement des Gentils, la conversion des Juifs et leur retour en Palestine. D’autres estimations proposaient l’année 1666 5.
Les millénaires étaient également liés aux hommes de la Cinquième Monarchie, qui attendaient la fin imminente du quatrième empire, et une nouvelle ère, basée sur l’interprétation traditionnelle des prophéties des quatre royaumes décrites dans le Livre de Daniel. Daniel, interprétant un rêve mystérieux du roi Nabuchodonosor, décrit quatre royaumes terrestres : celui de Nabuchodonosor et les trois qui lui succéderont, suivis d’un cinquième royaume, qui sera établi directement par Dieu et « ne sera jamais détruit ». Les hommes de la Cinquième Monarchie ont soutenu la République de Cromwell dans l’espoir qu’elle soit une préparation à la « cinquième monarchie » qui succéderait aux empires mondiaux de Babylone, de Perse, de Grèce et de Rome. Le dernier empire, concluaient-ils, serait établi par le retour de Jésus comme Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs pour régner avec ses saints sur terre pendant mille ans. Ils ont également fait référence à l’année 1666 et à sa relation avec le nombre 666, le Nombre de la Bête dans le Livre de l’Apocalypse, identifié comme le despote humain ultime pour régner sur le monde, indiquant la fin du règne terrestre par des êtres humains charnels, mais qui serait remplacé par la seconde venue du Messie.
Un mythe similaire a été présenté au Portugal sous le nom de Cinquième Empire, par Antonio Vieira, un mystique portugais du XVIIe siècle. Vieira croyait aux prophéties d’un poète et soupçonnait le Marrano du XVIe siècle, Antonio Goncalves de Bandarra, le « Nostradamus portugais » qui joua un rôle important dans les premières formulations du Sebastianisme, qui s’inspirait des influences messianiques des marranes 6. Les prophéties de Bandara traitaient de la venue d’un souverain qui inaugurerait une époque de prospérité inégalée pour l’église et pour le Portugal. S’appuyant sur une exégèse élaborée de la Bible, Vieira croyait, comme ses homologues anglais millénaires, que la cinquième monarchie débuterait en 1666.
Paul Nagel, l’ami proche de Baltazar Walther, le mentor de Jacob Boehme, avait fait des prédictions similaires. Selon Nagel, « car [le livre de] l’Apocalypse est notre véritable astronomie, et notre astronomie est la véritable Apocalypse » 7. Après qu’une brillante comète eut brûlé dans le ciel nocturne au-dessus de l’Europe en novembre et décembre 1618, Nagel publia les Stellae Prodigiosae, dans lesquelles il esquissait un système astrologique-prophétique complexe. S’appuyant sur des preuves astronomiques bibliques, Nagel a fait valoir que cette confluence d’idées démontrait que le millénaire, une époque de félicité future pour l’Église, dirigée en esprit par le Christ lui-même, allait se lever en 1624. Suivrait la grande conjonction de Saturne et de Jupiter dans le trigone du Lion, du Bélier et du Sagittaire en 1623. Ce « millénaire » ne durera que 42 ans, jusqu’au Jugement dernier en 1666 8.
David LIVINGSTONE
1 – M. Gaster. “Abravanel’s Literary Work,” in Isaac Abravanel: Six Lectures, ed. J.B. Trend and H. Loewe (Cambridge: Cambridge University Press, 1937), pp. 69-70.2 – Ernestine G.E. van der Wall. “Petrus Serrarius and Menasseh ben Israel: Christian Millenarianism and Jewish Messianism in Seventeenth-Century Amsterdam.” in Yosef Kaplan, Henry Mechoulan and Richard H. Popkin, Menasseh ben Israel and His World (Leiden: E.J. Brill, 1989), p. 173.
3 – Richard H. Popkin (ed.) Millenarianism and Messianism in English Literature and Thought, 1650-1800 (Leiden: E.J. Brill, 1988) p 6.
4 – Ibid., p. 29.
5 – Christopher Hill. “Till the Conversion of the Jews.” Millenarianism and Messianism in English Literature and Thought, 1650-1800, p. 13.
6 – Yirmiyahu Yovel. The Other Within: The Marranos: Split Identity and Emerging Modernity (Princeton University Press, 2009), p. 219.
7 – Paul Nagel. “Tabula Aurea M. Pauli Nagelii Lips.” Mathematici, Darinnen Er den Andern Theil seiner Philosophiae Novae proponiren vnd fürstellenthut (n.p., 1624)., sig. D1v.
8 – Penman. “Climbing Jacob’s Ladder,” pp. 201-226.