Ancien Vénérable Maître de la Grande Triade, Karl van der Eyken expose certaines contradictions aux dissidents pourfendeurs de maçonnerie épris de guénonisme.

Guénon réfutait la théorie réincarnationniste, la considérant comme une limitation impossible de la Possibilité universelle 1, synonyme pour lui de l’« Infini » ; mais, chose jamais évoquée, c’est qu’il combattait cette théorie parce que lui-même était transmigrationniste ! Il cite avec zèle la Hermetic Brotherhood of Luxor [HB of L], Fraternité dite anti-réincarnationniste (avec quelques exceptions…) :
« nous croyons qu’il peut être intéressant de citer ici quelques passages de ces enseignements, qui montrent que cette école avait au moins quelque connaissance de la transmigration véritable, ainsi que de certaines lois cycliques : ‘‘C’est une vérité absolue qu’exprime l’adepte auteur de Ghostland, lorsqu’il dit que, en tant qu’être impersonnel, l’homme vit dans une indéfinité de mondes avant d’arriver à celui-ci…’’ ». Et Guénon de déplorer : « Malheureusement, la H. B. of L. admettait la possibilité de la réincarnation dans certains cas exceptionnels, comme celui des enfants mort-nés ou morts en bas âge, et celui des idiots de naissance » 2.
L’Église réfute toute théorie transmigrationniste et réincarnationniste car l’individu est « indivisible » (individuum). Aristote avait démontré que l’âme et le corps constituent une composition inséparable. Dans la doctrine de l’Église, Dieu crée conjointement l’âme pour le corps lors de la conception. Une âme est uniquement créée pour animer un corps, et c’est exclusivement par les sens corporels que l’âme apprend à connaître les choses. La doctrine transmigrationniste de la H. B. of L. provient du Sepher Ha-Guilgulim3, le « Traité des Révolution des Âmes », d’après la nouvelle Kabbale d’Isaac Louria (1534-1572). Ce traité kabbalistique est mêlé d’éléments chrétiens, inévitablement revus et corrigés dans le but que cette doctrine soit absorbée par un public non-averti. La doctrine de Louria n’a été recueillie que par voie orale par ses disciples, qui, ensuite, l’ont transcrite par écrit. Cette doctrine lie l’éloignement de Dieu à la diaspora juive. Selon ce concept, Dieu (Ein-Soph) s’est retiré ou « exilé » du monde en une « Contraction » (Tsimtsoum). Cette rétraction a engendré un espace vide laissant des résidus de lumière emprisonnés dans des récipients ou « vases » qui ont éclaté, ne pouvant pas contenir cette force résiduelle (Chevirat hakelim). C’est dans l’espace de ce vide, qu’Il émana (sic), forma et fit tous les mondes. Une partie de la lumière libérée est remontée, l’autre partie, sous forme d’étincelles, est descendue dans des écorces ou « coquilles » (klippoth) ; c’est le domaine des ténèbres, dénommé l’« Autre Côté » (Sitra Ahra). L’imperfection du monde nécessite sa « Réparation » (Tikkun Olam). Les étincelles divines, prisonnières de ces « coquilles », doivent être libérées par la destruction de tout obstacle qui s’y oppose (Ordo ab Chao, une devise maçonnique…). Selon Jacob Frank« Jésus fut l’élite de l’écorce qui précède le fruit »4, Jésus Christ l’obstacle ! La « Réparation du monde » n’est possible que par le Roi-Messie, mais dont l’arrivée ne peut se faire qu’exclusivement par les Juifs, qui doivent « ouvrir » la voie par la destruction de tout ce qui s’y oppose…
D’après la Fama Fraternitatis (1614), Christian Rosenkreutz, le fondateur mythique de la Rose-Croix, était revenu de ses voyages vers l’Orient avec la nouvelle Kabbale de Louria 5. Ici apparaît indubitablement le lien ou le réseau, si l’on préfère, entre Louria, les Rose-Croix et les Martinistes maçonniques, comme l’a dit Bernard Lazare (voir supra). Lazare, anarchiste et sioniste, n’évoque pas Louria, cependant dans Le Fumier de Job, il revendique le messianisme. Le Sepher Ha-Guilgulim dit :
« par le péché de l’Adam protoplaste, les membres de son âme furent arrachés et plongés dans les écorces ». Adam protoplaste 6 est le fractionnement de l’Adam Kadmon, l’Homme universel (sic), qui est la première émanation (re-sic) de « Dieu inconnaissable » (Ein-Soph).
Cette doctrine imaginale 7 résonne comme une survivance du démembrement d’Osiris de l’Égypte pharaonique. Louria établit une correspondance entre l’âme fractionnée d’Adam et la dispersion du peuple juif aux quatre coins du monde. Cette mystique rédemptrice impose, sine qua non, le retour de leurs âmes en exil « jusqu’à la dernière, alors le Messie viendra » ; « Le fils de David ne viendra pas avant que ne soient débarrassées toutes les âmes qui ont fait partie du corps (celui du protoplaste). À bien retenir » 8. Le Sepher Ha-Guilgulim constitue le cœur même du messianisme juif, doctrine qui ne nous éloigne nullement de notre sujet ; bien au contraire !
En effet, en 1738 la Franc-Maçonnerie ajoute un nouveau et premier article aux Constitutions de 1723. L’article proclame qu’« un Maçon est obligé par sa tenure d’observer la Loi Morale en tant que véritable Noachite… ». Or, le noachisme n’est autre que la « religion universelle » talmudique menée par des prêtres juifs à laquelle toute l’humanité doit se soumettre, comme le dit expressément le rabbin Élie Benamozegh, c’est « la reconnaissance que l’humanité doit faire de la vérité doctrinale d’Israël, tout en gardant dans la pratique son autonomie et sa liberté » 9. Être simultanément soumis et libre n’est pas possible selon le principe de non-contradiction ; les intentions rabbiniques n’en sont pas moins claires…
L’Église Gnostique et l’Ordre du Temple Rénové

En 1909, Guénon est introduit dans l’« Église Gnostique » et aussitôt consacré « évêque » sous le nom de Palingenius « régénération », avec la mission expresse de la reconstitution de l’Ordre du Temple (Rénové) avec la fonction de chef. Cette Église « chimérique » avait vu le jour vers 1880 lors d’une séance spirite dans l’hôtel particulier de la richissime théosophiste lady Caithness, la duchesse de Pomar 10. En 1888, lors d’une des séances spirites, se serait manifesté l’esprit de Guilhabert de Castres, évêque cathare (1226-1240) de Toulouse, qui aurait donné à Jules Doinel la mission de restaurer l’Église gnostique, et l’investit patriarche sous le nom de Valentin II 11. Dans ce milieu, il y avait surtout des Martinistes ; sans vouloir surcharger ce récit de noms, de détails (parfois très éloquents), il est cependant nécessaire d’évoquer ici deux martinistes, le médium Jean Desjobert et surtout le haut-fonctionnaire Victor Blanchard. Guénon, Desjobert et Blanchard ont publié, dans une revue maçonnique, un plaidoyer de leurs « bonnes intentions ». Quelques extraits éloquents :
« Les Sociétés initiatiques ne sont point à côté de la Maç.:. comme vous paraissez le croire ; elles sont au contraire greffées sur la Maç.:. et il faut, en général, pour y être admis, posséder au moins des grades symb.:., quelquefois même des grades beaucoup plus élevés. » […] « Un autre reproche qui nous cause le plus profond étonnement, c’est celui d’être les auxiliaires du cléricalisme, ou même des cléricaux déguisés ; nous ne nous en serions jamais doutés, nous qui ne comptons plus les excommunications lancées contre nous par la Sainte Église Romaine, ce dont nous nous faisons gloire d’ailleurs. » […] « Ce que le cléricalisme et la réaction sous toutes ses formes redoutent par-dessus tout, ce sont les maçons qui se rattachent à la tradition de l’Illuminisme, et cela se comprend aisément lorsqu’on sait quel fut le rôle historique des Illumines. Ce sont eux qui travaillèrent sans relâche à l’affranchissement de l’Humanité, qui préparèrent la Révolution française, qui rédigèrent la « Déclaration des Droits de l’Homme » ; c’est à l’un des plus illustres d’entre eux, à L.-Cl. de Saint-Martin, qu’est due la grande Trilogie : « Liberté, Égalité, Fraternité », qui fut une devise maçonnique avant de devenir la devise républicaine. ». L’Acacia, 1909, co-signé : J. Desjobert, 30°-90° ; R. Guénon, 30°-90° ; Victor Blanchard, 30°-90°.
Victor Blanchard était Secrétaire-Rapporteur à la Chambre des Députés, Chef du Secrétariat-Général de la Présidence de l’Assemblée-Nationale, Chef du Service des Archives et Chef du Martinisme ! C’est lui qui créa en 1921 l’Ordre Martiniste et Synarchique (OMS), et c’est le Mouvement Synarchique d’Empire (MSE) qui planifia la mise en place (X-Crise avec la Banque Worms) d’un monde coupé en cinq blocs économiques 12. Geoffroy de Charnay dévoile dans La Synarchie que le recrutement se faisait sur le modèle des « Illuminés de Bavière », c’est-à-dire fondé sur l’entrisme et la terreur ! Le premier objectif de ce Mouvement consistait à saper la Troisième République dans le but de réaliser une Fédération Européenne. La Synarchie trouve ses racines dans le Manifeste des Rose-Croix, la Fama Fraternitatis, de 1614. Ce Manifeste prônait la réformation universelle de l’Église et des États, afin de les assujettir à une Superreligion (ésotérique) et à des Institutions supranationales. J’y reviendrai à propos de La Crise du Monde Moderne et particulièrement avec Le Roi du Monde.
Devenu évêque de l’Église Gnostique, Guénon a pris la direction de l’organe officiel La Gnose, dans lequel il a publié de 1909 jusqu’à 1912 de nombreux articles, dont la plupart ont été repris dans ses livres. Quant à Jules Doinel, investi par un « esprit » comme patriarche de l’Église gnostique, il tendait à une réconciliation avec l’Église catholique. Il ira jusqu’à s’ouvrir de son projet dans une lettre rédigée en latin à l’adresse du cardinal Rampolla. En 1895, il écrit Lucifer Démasqué sous le pseudonyme de Jean Kotska, rejoint les milieux antimaçonnico-occultistes au côté de Léo Taxil, mais en ce qui concerne sa conversion, ou plutôt ses multiples conversions, comme Léo Taxil !, des doutes subsistent quant à sa sincérité. Mgr Henri Delassus n’avait pas de doute à ce propos : « Théosophie, occultisme, martinisme, etc., sont des formes diverses de l’antique gnose des deux ou trois premiers siècles du christianisme, fondée par les juifs pour étouffer la doctrine chrétienne dans son berceau. Elle fut réorganisée en France en 1890 par Jules Doinel, revenu après ses égarements au catholicisme avec des marques non équivoques d’une vraie conversion. » 13. Quant au pseudonyme de Jean Kotska, c’est le nom adopté par un Juif frankiste « converti » au Catholicisme entre 1755 et 1761 14. Quelle coïncidence, sauf pour ceux qui croient au hasard !

Karl VAN DER EYKEN
1 – Terme employé dans la revue La Gnose, 1911, N° 2, Le Symbolisme de la Croix.
2 – L’Erreur spirite,1923, 2 ème partie, chap., VI « La réincarnation ».
3 – Hayyim Vital, Sepher Ha-Guilgulim, « Traité des Révolution des Âmes » d’après Isaac Louria, Archè Milano, 1987. Hayyim Vital (1542-1620) était un disciple d’Isaac Louria.
4 – Gershom Scholem, Aux origines religieuses du Judaïsme laïque, de la Mystique aux Lumières, Calmann-Lévy, 2000, p. 209. Sabbataï Tsevi, Verdier, 1983, p. 287 : « Dans le messianisme cabalistique de Nathan [le « maître manipulateur » de Sabbataï Tsevi], l’âme du messie est engloutie par les qlippoth jusqu’au moment de sa manifestation. La racine sainte de l’âme du messie est entourée par une « coquille » (c’est-à-dire une force démoniaque) qui n’est autre que Jésus. »
5 – Dame Frances A. Yates, La Lumière des Rose-Croix, Retz, 1978, p. 259.
6 – Selon la Kabbale, Adam protoplaste est le « premier formateur », le démiurge des gnostiques. Il s’agit là d’un dieu intermédiaire dans une longue série de dégradations par émanation de l’Ein-Soph, le principe suprême ; c’est la négation de la Création ! Le démiurge n’est autre qu’un mauvais dieu qui emprisonne les âmes dans la matière, et que seule l’initiation, par l’« illumination intérieure », ouvrirait la voie de la délivrance. La délivrance découlerait par l’identification de l’homme avec le principe suprême ; l’« Homme-Dieu » de la Gnose !
7 – Le mot « imaginal » est un néologisme conçu par Henry Corbin, qui désigne une exaltation philosophique de l’image. Cette exaltation ouvre à la connaissance symbolique de la réalité des archétypes. Selon cette doctrine, l’imagination posséderait « sa fonction cognitive propre ». Ce concept est non seulement contraire au réalisme philosophique, mais aussi, et surtout, se passe de la Révélation.
8 – Hayyim Vital, op. cit., pp. 35-37.
9 – Elie Benamozegh, Israël et l’Humanité, Albin Michel, 1961, pp. 364-365.
10 – Auteur de plusieurs livres, dont : Les vrais Israélites, l’identification des dix tribus perdues avec la nation britannique, les sufis et la théosophie mahométane, 1888.
11 – Le 8 septembre 1891, le pape Léon XIII dénonce « la vieille hérésie albigeoise [qui], sous un nom différent et sous le patronage d’autres sectes, renaît d’une manière étonnante ».
12 – Geoffroy de Charnay, Synarchie, panorama de 25 années d’activité occulte, Médicis, 1946. L’auteur Raoul Husson avait pris pour pseudonyme celui de Geoffroy de Charnay, le dernier commandeur de l’Ordre du Temple pour la baillie de Normandie. Il fut livré aux flammes du bûcher sur l’île aux Juifs (à l’Ouest de l’actuelle l’île de la Cité à Paris) le 18 mars 1314 en compagnie de Jacques de Molay. Événement qui fait partie du récit autour de la Vengeance au 30 ème degré maçonnique du Rite Écossais Ancien et Accepté.
13 – La Conjuration Antichrétienne – Le Temple maçonnique voulant s’élever sur les ruines de l’Église catholique, 1910, p. 170.
14 – Charles Novak, Jacob Frank – le Faux-Messie, L’Harmattan, 2012, p. 80.