Cristo vitriol – Gregor Ovitch

Qu’elle soit templière, romanesque ou discordienne, la vengeance n’est véritablement savourée par son auteur qu’une fois comprise par ceux qui n’y avaient aucune prise.

Article paru dans ODA #4 de Monsieur K au printemps 2025. Format PDF

Alors que Le Comte de Monte-Cristo pulvérise les records d’entrées et de récompenses, il est frappant de constater que cette œuvre a déjà connu une quarantaine d’adaptations cinématographiques depuis 1908. Une preuve, s’il en fallait, de son intemporalité… ou plutôt de l’attrait universel qu’exerce la vengeance. Du moins en apparence, car nous verrons qu’elle n’est pas la finalité de l’œuvre.

Vengeance

Si l’injustice dont est victime Edmond Dantès ne fait aucun doute, toute la question est de savoir si la fin justifie les moyens. Comme souvent avec ces classiques aux accents chrétiens et aux résonances gnostiques – à l’instar de Notre-Dame de Paris ou Cyrano de Bergerac que nous avons évoqués dans le premier OdA 1 – le schéma est récurrent : l’apologie du monstre et, par ricochet, l’attaque de l’ordre établi au nom de vérités supérieures.

Car derrière le storytelling, l’enjeu fondamental demeure pour ou contre l’incarnation. Pas seulement la grande – l’Incarnation, celle du Christ – mais aussi la nôtre, découlant de la création et que certains initiés appellent incarcération, puisqu’il s’agit d’une prison dont il faut se délivrer.

En ce sens, Le Comte de Monte-Cristo est un cas d’école, comparable à Dracula reniant sa foi après le suicide de sa bien-aimée convaincue de sa mort au combat. Romantisme victorien ou récit rosicrucien, l’objectif reste le même : entraîner un maximum d’âmes vers l’abîme. Car oui, le diable est malin.

Noir – Blanc – Rouge

Car au-delà des narrations initiatiques ou romanesques, ce qui prime c’est d’une part la structure 2, en somme la table et non les motifs de la nappe qui la recouvre, et d’autre part, un certain posisme, conscient pour les « initiés » – et encore peu de maçons le savent – ou aux dépens du lecteur, baladé psychiquement et graduellement d’un point imaginal à un autre 3. Ainsi certains ont remarqué que le roman a été structuré en trois parties, suivant une progression alchimique 4.

La première, l’Œuvre au noir, marque la chute et la mort symbolique de l’innocent Edmond Dantès – héroïque, puisqu’il avait sauvé une jeune femme de la noyade – précipité dans les cachots du château d’If. Le parallèle avec VITRIOL (Visita Interiora Terræ Rectificando Invenies Occultum Lapidem) s’impose. Rappelons qu’en franc-maçonnerie, avant d’être constitué apprenti, le profane meurt dans le Cabinet de réflexion, situé symboliquement sous la loge.

La seconde, l’Œuvre au blanc, voit I’homme brisé rencontrer, au fond de l’abîme, l’abbé Faria, qui l’initie aux sciences et lui ouvre les portes d’un savoir interdit qu’il a reçu, à travers ses milles-et-une vies aux quatre coins du monde qu’il enseigne dans une cellule où l’introspection et l’extériorité sont entremêlées, voire inversées 5. L’initié n’est plus de ce monde, c’est le monde qui est en lui. À ce stade on peut parler d’un solipsisme non pas seulement comme une « théorie philosophique et métaphysique selon laquelle la seule chose dont l’existence est certaine est le sujet pensant », mais davantage comme l’idéalisme magique de Julius Evola cherchant à explorer certaines perspectives du tantrisme. D’ailleurs René Guénon le dit autrement, c’est le corps qui est dans l’esprit et non l’inverse, l’inférieur ne pouvant contenir le supérieur.

Enfin, la troisième, l’Œuvre au rouge, consacre la métamorphose : Monte-Cristo, ayant trouvé son trésor – tout aussi symbolique que la transmutation alchimique – accomplit sa vengeance avec une implacable précision pour, in fine, faire preuve d’une certaine mansuétude et, pour certains, entreprendre le chemin vers la rédemption. Interprétation que nous ne partageons pas et sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

Masques et prétextes

Maintenant que nous avons exploré la trame initiatique du Comte de Monte-Cristo, il est opportun de revenir sur ce qui anime l’initiation elle-même, sans laquelle cette histoire de « vengeance juste » ne saurait exister.

En effet, ni la vengeance ni la justice ne sont les véritables finalités. Ce ne sont que des pré-textes au sens guénonien, des écrans de fumée masquant une dynamique plus profonde. De même, les secrets et les jeux de dupes inhérents à la connaissance initiatique ne sont pas de simples outils, ils constituent la véritable finalité du processus, où l’initié, une fois fragmenté, perd son intégrité et cesse de s’appartenir.

Fidèle à cette tradition, V pour Vendetta, adapté du roman graphique d’Alan Moore, exploite les mêmes ressorts. La jeune Evey, fascinée par Le Comte de Monte-Cristo, subit une épreuve similaire : V lui fait croire qu’elle est enfermée dans un cachot et condamnée à mort. Après des jours de torture, il lui révèle la supercherie avant de l’emmener sur le toit – via un ascenseur, conformément au schéma initiatique. Là, il lui adresse des paroles que les frankistes eux-mêmes ne renieraient pas :

Votre propre père disait que les artistes révèlent des vérités lorsqu’ils mentent. Oui, tout n’était que mensonge, mais c’est grâce à cela que vous avez découvert que la peur pouvait être dépasséе.

Dans la droite ligne d’Edmond Dantès, nos bons initiés affrontent de redoutables adversaires sous l’égide de l’Ordo ab Chaos. Une dialectique qui n’est pas sans évoquer nos dissidents douguiniens, prophètes de la guerre et de l’accélérationnisme. Enfin, si certains estiment que le discordien et sorcier Alan Moore récupère Le Comte de Monte-Cristo sans en avoir saisi l’essence, il convient de rappeler qu’Alexandre Dumas père lui-même entretenait une certaine ambivalence vis-à-vis du catholicisme – Les Trois Mousquetaires inclus.

Initié à la franc-maçonnerie en 1862 au sein de la loge napolitaine Fede Italica, Dumas admirait Paschal Beverly Randolph, médecin afro-américain et occultiste, véritable précurseur de la magie sexuelle en Amérique du Nord – un Aleister Crowley avant l’heure. Son Magia Sexualis fut d’ailleurs traduit en français par Maria de Naglowska, préfacé en italien par Julius Evola et aurait même été le livre de chevet de Pierre Bergé !

Randolph

Alexandre Dumas père déclara que « la vie et les aventures de Randolph, son ami, fourniraient – dans une douzaine de sens – la base d’une vingtaine de d’Artagnans, de Monte-Cristos et d’admirables Crichtons ». Randolph commence ses activités occultes en 1846, gravissant tous les échelons de la Rose-Croix. Il fonde en 1860 son Conseil américain des Trois de la Fraternitas qui, selon Clymer, serait à l’époque composé – outre Randolph – du général Hitchcock et du président Lincoln. En 1865, Randolph donne une conférence sur le « Vaudou » dont il serait devenu un maître, dévoilant même ses secrets. Vers 1868, il crée à Boston l’Eulis Brotherhood, groupe visant à « l’exploitation pratique de la force magique sexuelle ».

En 1872, Randolph est inculpé pour « avoir prêché en faveur de l’amour libre ». Le procureur affirme qu’il est « sans le moindre doute possible l’homme et l’auteur le plus dangereux du sol américain si ce n’est de la terre entière », jugement qui sera appliqué au mage satanique Aleister Crowley dans les années 1930. L’éloquence de Randolph lui assure l’acquittement. Jusqu’à la fin de sa vie, en 1875, Randolph ne cessera d’écrire. À sa demande expresse, il dédiera son fameux Pre-adamite Man à son ami le président Lincoln.

L’enseignement de Randolph, proche de celui de Guaïta ou de la Métaphysique du sexe d’Evola, sera repris ultérieurement par l’O.T.O. (Ordo Templis Orientis) et l’une des branches du mouvement rosicrucien en Amérique.La Rose-Croix maçonnique s’implante en Amérique. Des Francs-Maçons de Pennsylvanie s’adressent à la Societas Rosicruciana in Anglia pour solliciter un mandat destiné à fonder une branche américaine. En 1880 s’établit un Haut Conseil pour l’ensemble des États-Unis portant le nom de Societas Rosicruciana Reipublicae Americae, avec à sa tête Charles E. Meyer. La Société n’est ouverte qu’aux maîtres maçonniques et compte aujourd’hui un millier de membres.

Histoire secrète de l’Amérique (1997) – Lauric Guillaud

Comme souvent dans les best-sellers et les blockbusters, plusieurs niveaux d’interprétation coexistent, mais l’intention sousjacente est souvent moins louable qu’il n’y paraît. Ainsi, si l’on interroge sur la thématique principale du Comte de Monte-Cristo, les réponses oscillent entre vengeance et justice. Pourtant, à nos yeux, ce ne sont que des prétextes destinés à légitimer ce qui constitue la véritable finalité : la duplicité.

Quant à la rédemption d’Edmond Dantès, elle ne sert qu’à mieux faire accepter l’ensemble, à l’image de la Restauration après la Révolution – on est face à cette même logique d’un vernis chrétien appliqué pour masquer les excès des barbaries républicaines. Mais la dynamique est enclenchée et demeure active.

La vengeance, oui, mais avec modération. Le vice, certes, mais avec sagesse. Après tout, dans de nombreuses traditions orientales et gnostiques, le serpent symbolise la connaissance cachée, la transformation et l’initiation. C’est si vrai que beaucoup de gnostiques voient dans Sophia – sagesse en grec – l’anagramme d’Ophis. On voit ce que l’on croit.

Gregor Ovitch

1On ne voit bien qu’avec le cœur revient sur ces œuvres teintées d’occultisme et de rosicrucianisme encourageant leurs lecteurs à aller au-delà des apparences, où la création n’est au fond qu’une illusion.

2 – Ce schéma dépasse la seule tradition occidentale. Comme le souligne René Guénon, qu’il s’agisse d’initiation hindoue ou maçonnique, l’élévation (Satma) suit le mouvement latéral (Rajas), qui lui-même succède à la descente (Tamas). De même, dans l’initiation maritime, le néophyte peut être enfermé au fond de la cale du navire, voire lui faire la quille prolongeant le mat qu’il devra ensuite remonter. 

3 – Le mot sublime vient du latin sublimis, qui se compose de : sub- : qui signifie sous ou au-dessous et limis qui signifie seuil, limite ou haut.Ainsi, sublimis signifie littéralement près du seuil du ciel, élevé ou u-dessus ce qui a donné en français sublime désignant ce qui est d’une beauté ou grandeur extraordinaire. L’apparente contradiction du préfixe sub- s’explique par une ancienne construction latine où il signifiait près de ou vers le haut comme dans suspendre : pendre vers le haut.

4 – Pratique ésotérique qui attribue une importance particulière aux postures corporelles et aux gestes dans le cadre de l’entraînement spirituel et des rituels magiques.

5 – Comme dans La Divine comédie de Dante qui, après avoir exploré un monde extérieur en Enfer en réalité correspondante à son introspection douloureuse, voit au Purgatoire  le paysage évoluer en fonction de sa purification intérieure.

Un commentaire

  1. Bonjour, une analyse fort intéressante dont le »commun des mortels » n’a absolument, ou très souvent, aucune idée de ce qui nous est proposé, ou plutôt imposé sans pour autant avoir les bonnes lunettes afin d’en décrypter le ou les sens, objectif poursuivi par une minorité sur le plus grand nombre. Merci encore pour ces éclairages, même avec des lumières sombres qui voudraient faire ombrage à ceux qui ne vont pas dans leur sens.

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