I.3 Sur René Guénon et la Maçonnerie – Tsevi et Frank, les premiers Messies du Lourianisme

Ancien Vénérable Maître de la Grande Triade, Karl van der Eyken expose certaines contradictions aux dissidents pourfendeurs de maçonnerie épris de guénonisme.

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René Guénon au Congrès et Convent de la Maçonnerie spiritualiste en juin 1908 (tout à gauche second rang)

Une parenthèse s’impose à propos de Jacob Frank et de son prédécesseur Sabbataï Tsevi. Ils sont en effet deux « incarnations » du messianisme lourianique, qu’ils ont mis en pratique avec des transgressions inimaginables, mais disculpées comme de « saints péchés ».

Sabbataï Tsevi se proclama Messie en 1648, à l’âge de 22 ans. Cette « bonne nouvelle », accomplissement d’une promesse lointaine, se répandait la même année chez tous les Juifs d’Europe, sans toutefois le consentement de tous les rabbins. En 1666, Sabbataï se présenta chez les Ottomans qui l’emprisonnèrent, mais le traitèrent avec beaucoup d’égards 1. Il fit semblant de se convertir à l’Islam, ainsi que ses fidèles, tout en conservant leurs pratiques juives et kabbalistiques. Sa conversion fût considérée comme une apostasie, mais, paradoxalement, elle renforçait le caractère authentique de son messianisme, car c’était par le moyen du péché que le Messie devait sauver le monde… Quelques années plus tard, les sabbatéens fondèrent la crypto-communauté des Dönmeh, musulmans le jour, juifs la nuit. Les Dönmeh voulaient aussi un territoire au sein de l’empire ottoman qui devait se trouver dans les Balkans, à savoir probablement la Bosnie-Herzégovine 2. De cette crypto-communauté est sortie le 14 juillet 1889 (!), le mouvement « Jeunes Turcs » avec Mustafa Kemal Atatürk.

Le polonais Jacob Leibowicz (1726-1791) prit le nom de Frank plus tard chez les sabbatéens de Salonique où il se proclama Messie, réincarnation de Sabbataï Tsevi. Il repartit pour la Pologne et se convertit faussement au catholicisme à partir de 1759 avec 20 000 disciples, dont une grande partie connût une fulgurante ascension sociale, même au rang de la noblesse. Pour la plupart, ils étaient catholiques le jour, juifs la nuit ; cependant, il y eût aussi des conversions sincères. Pour leur baptême, ils avaient tous pris de nouveaux noms, souvent empruntés aux familles éteintes, rendant d’éventuelles recherches généalogiques quasiment impossibles. Jacob Frank avait pris pour parrain le roi Auguste III de Pologne, auquel il demanda l’autorisation de former une armée et un territoire pour la fondation d’un état juif.

La doctrine frankiste prône « la rédemption par le péché » ; il faut passer par le chaos afin de hâter la venue du Messie, d’où ces adages : « Il faut d’abord descendre au plus bas avant d’entamer la montée », « Je ne suis pas venu dans ce monde pour votre élévation, mais pour vous précipiter au fond de l’abîme », « Louange au Seigneur qui permet ce qui est interdit », « Le renversement de la Loi est son accomplissement » 3. Ce qui explique le pourquoi de leurs orgies mystiques, ainsi que leurs mariages incestueux.

Novak confirme les racines kabbalistique, sabbataïste, frankiste et zoharique de la Maçonnerie :

« Les rôles du Baal Schem Falk, à Londres, de Saint- Germain, de Sabbataï Tsevi, puis de Frank, seraient doncindéniables dans la formation de la franc-maçonnerie dite kabbalistique et la pénétration de rites « égyptiens » de Cagliostro » 4.
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Jacob Frank (1726-1791)
(portrait anonyme)

Cette lignée s’est poursuivie, entre autres, au XVIII e siècle en Allemagne, avec la maçonnerie templière de la Stricte Observance. Celle-ci était dirigée en arrière-plan par des « Supérieurs Inconnus », des « invisibles », comme les Rose-Croix. En 1782 la Stricte Observance se scinda en deux parties, l’une pour fonder le Rite Écossais Rectifié de Willermoz, l’autre pour rejoindre les Illuminés de Bavière d’Adam Weishaupt. La création, la même année, de l’Ordre des Frères d’Asie fût directement en relation avec cette scission. L’Ordre des Frères d’Asie était principalement composé de sabbataïstes et de frankistes, des « authentiques Rose-Croix », selon l’historien Jacob Katz 5.

Une autre lignée s’est poursuivie avec Savalette de Langes (1745-1797), le trésorier de Louis XV et de Louis XVI. Savalette de Langes fût le cofondateur de l’« arrière loge » des « Amis Réunis » avec le rite des Philalèthes, une prolongation directe de l’Ordre des Élus Coëns (fondé en 1767 par Martinez de Pasqually), d’origine frankiste également.

La loge frankiste « Melchitsedek »

La brouille entre Papus et Guénon causait animosité et rivalité entre les Martinistes. Guénon délaisse Papus et recrute directement les membres pour l’Ordre du Temple dans la Loge Martiniste « Melchitsedek », qui était dirigée par Victor Blanchard. C’est Karl-Wilhelm Naundorff qui fonda, en 1840 à Paris, la loge frankiste « Melchitsedek ». Karl-Wilhelm Naundorff 6, ex-faux-monnayeur, se présenta comme s’il était Louis XVII ; survivant, expliqua-t-il, du fait qu’il fût caché dans le château de Tort de la Sonde 7.

Le nom « Melchitsedek » de la loge martiniste renvoie au « Messie » comme l’explique Charles Novak : « à l’instar de Jacob Frank qui se présenta comme le Messie, ses successeurs, dont le fils de Frey, se présentèrent, eux aussi, comme « Messie » ou « Roi » voire « Melchitsedek »8. Et l’auteur déclare :

« la croyance selon laquelle le peuple juif, au travers de Jésus, est réellement le peuple de Dieu et qu’il détient en plus, au travers de sa transmission orale dite la Kabbale, les secrets de l’Égypte ancienne. C’est exactement dans ce contexte, que se crée le rite de Memphis de Cagliostro, le Convent de ilhemsbad, ou cinquante ans plus tard, la fibre rosicrucienne de Fabre d’Olivet qui connut Schönfeld-Frey, et qui reconnut lui-même, dans ses mémoires, devoir l’espionner pour la Convention » 9.

Concernant les secrets de l’Égypte ancienne, l’auteur écrit :

« j’en reviens à la rédemption du Mal, Mal qui sera un jour pardonné. Cette idée s’inscrit dans le contexte qu’un des secrets de la Bible est que sa vraie histoire se lit à l’envers : les bannis sont les vrais héros, et les faux héros sont les bannis des temps futurs. Cela va jusqu’aux ennemis d’Israël, notamment les Égyptiens, qui seraient ainsi les véritables écrivains de la Torah et les Juifs et les Égyptiens ne seraient donc qu’un seul et même peuple, et que Moshe et Ramsès ne seraient qu’un seul et même personnage. Ramses se décomposerait ainsi, Râ Mosis soit Râ Moshe. Comme si le premier représentait la chair et le second l’esprit du même personnage. Cela expliquerait le manque d’engouement des frankistes à fêter Pessah [la Pâque] qui commémore la sortie d’Égypte. Événement qui n’existerait pas selon eux. Cela expliquerait également le rabbin frankiste qui, au moment des Shabbat parfois orgiaques, revêtait une tenue égyptienne » 10.

Guénon franchit une étape

L’année 1911 inaugure des changements : Guénon ferme l’Ordre du Temple Rénové. Selon Marcel Clavelle (son proche collaborateur), Guénon avait fermé cet Ordre, relié à l’Église Gnostique, sur « l’ordre des maîtres ». Cet énoncé donne un autre éclairage sur l’origine de ces deux forgeries apparues lors de séances spirites. La même année, il quitte l’Ordre Martiniste et écrit un article pour la revue, d’apparence catholique, La France Antimaçonnique, dont il allait devenir directeur en 1913. Il se rattache également en 1911 à l’ésotérisme islamique, une tariqa de la branche shadilite. Et, l’année suivante, il se marie à l’Église catholique et entre dans la Maçonnerie dite « régulière », la loge Thébah de la Grande Loge De France.

Guénon a toujours soigneusement conservé le secret de son rattachement à l’Islam vis à vis de ses proches, de son épouse et, a fortiori, du prêtre qui a béni leur mariage…

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Paru dans L’Héritage en 2018

Karl VAN DER EYKEN

1 – Les marranes, expulsés d’Espagne depuis 1492, occupèrent très tôt des postes élevés à la cour du Sultan (p. ex. Joseph Nassi, 1524-1579, qui finança les protestants des Provinces-Unies dans leur guerre contre l’Espagne). Les marranes donnèrent alors à
Amsterdam le nom de la « Nouvelle Jérusalem ».

2 – Charles Novak, op. cit., p. 36.

3 – Arthur Mandel, Le Messie militant ou la Fuite du Ghetto, ch. IX, Archè-Milano 1989 ; cf. Charles Novak, op. cit.

4 – Charles Novak, op. cit., p. 141.

5 – Juifs et Francs-Maçons, Du Cerf, 1995, p. 89.

6 – Selon Charles Novak, jusqu’en 1820 Karl-Wilhelm Naundorff se serait appelé Franz Frey, et son père (1753-1794) aurait porté successivement les noms de Moses Dobruschka, Franz Thomas von Schönfeld et Junius Frey. Or ce Junius Frey n’était pas
moins que le petit-cousin de Jacob Frank !
Cette thèse généalogique n’est pas suffisamment étayée, elle est donc discutable. Par contre, la loge Melchitsedek, fondée par Karl-Wilhelm Naundorff, est incontestablement d’origine frankiste. Par ailleurs, Melchitsedek (grade de « Prêtre Royal ») constituait le 5 e degré des Frères Asiatiques et le 6 e degré des Illuminés de Bavière, sociétés secrètes qui étaient directement liées à Jacob Frank.

7 – Guénon n’a jamais parlé de l’affaire Frey-Naundorff, mais sa correspondance indique qu’il ne l’ignorait pas : « Je me demande si ce ne serait pas tout simplement un certain Louis de Bourbon, qui est un Naundorff de je ne sais trop quelle branche ». Lettre à Louis Charbonneau-Lassay, le 4 août 1926.

8 – Charles Novak, op. cit., p. 18.

9 – Ibid., p. 98.

10 – Ibid., pp. 113-114.

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