On ne voit bien qu’avec le cœur – Gregor Ovitch

Grâce à la Connaissance, Cyrano, Quasimodo et autres héros monstrueux encouragent le lecteur à s’affranchir du corps et in fine de la Création, maladroite et illusoire… Cui bono.

Article paru dans ODA #1 de Monsieur K à l’hiver 2023. Format PDF

Ainsi s’exprime Le Petite Prince 1 dans le livre éponyme (1943) d’Antoine de Saint-Exupéry, reprenant les leitmotivs d’autres « classiques » tels que Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo ou Cyrano de Bergeraс (1897) d’Edmond Rostand.

« Classiques » entre guillemets, car s’il ne fait aucun doute que ces œuvres appartiennent au panthéon de la littérature française, l’adjectif classique désigne également une tournure d’esprit : française et non républicaine, catholique et non maçonnique. Ce qu’ils n’ont pas.

« Quand je dénonce Victor Hugo, Lamartine, même Ronsard, Baudelaire, Dante, Shakespeare, ce sont des hommes imprégnés de gnose, et qui veulent se faire passer pour chrétiens. » – Étienne Couvert (GNÔSIS)

Sans tablier

Du moins, pour Victor Hugo, dont le catholicisme étiolé a laissé place à un occultisme rampant, même si cela n’a pas trop été ébruité par ses promoteurs éclairés. Hugo est de ces auteurs permettant de véhiculer des relents gnostiques derrière une légende chrétienne. Quant à Edmond Rostand, les choses semblent plus compliquées. Nous y reviendrons.

La réputation de « maçon sans tablier » 2 que tenait Hugo par sa contemplation sur Ce que dit la bouche d’ombre, ses conversations aux tables tournantes 3 ou encore ses amitiés 4 avec le révolutionnaire carbonari 5 Giuseppeе Mazzini n’est plus à faire.

Toutefois, on sait moins que le Cyrano de Rostand a existé en la personne de Savinien de Cyrano de Bergerac, auteur du XVIIIeme siècle, bisexuel et libertin, mais aussi et surtout Rose-Croix 6.

Rose-Croix

On doit à Savinien de Cyrano de Bergerac les romans initiatiques Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) et Histoire comique des États et Empires du Soleil (1662) 7. Ils sont tout autant des satires rappelées par le nom de son héros, Dyrcona (anagramme de Edmond Rostand « Cyrano d »), avec ce goût de la bonne chair et du bon mot tel un Rabelais, le tout flanqué d’ésotérisme via des vers alambiqués. Bref, on entrevoit là tout l’esprit (pré) discordien 8, comme le résume son chantre Robert Anton Wilson :

Beaucoup de gens considèrent le discordianisme comme une plaisanterie compliquée déguisée en nouvelle religion. Je préfère le considérer comme une nouvelle religion déguisée en plaisanterie compliquée. 9

Alors peu importe me direz-vous, si ces histoires sont belles et élèvent l’âme au-delà des apparences ? Tel est pourtant le problème, car loin de démasquer les faux semblants, elles biaisent la perception et avilissent la raison.

Les enjeux

On peut regretter le temps où nos collégiens étudiaient ces « classiques » plutôt que des livres LGBTQ+ comme Arc en cielles ou L’été où papa est devenu gay 10, il faut, pour mesurer la toxicité du poison, le replacer dans le contexte de l’époque. Aujourd’hui c’est imperceptible, ce poison étant assimilé.

Deux monstres

On peut aussi considérer ces histoires comme celles de deux monstres n’ayant d’yeux que pour deux magnifiques créatures. Or c’est un peu comme le racisme, ce qui marche dans un sens ne fonctionne pas nécessairement dans l’autre. Car si les belles s’émerveillent de la beauté intérieure des bêtes, celles-ci sont d’abord sensibles à leur beauté extérieure des belles, et ce irrémédiablement.

Par ailleurs, pour bien comprendre que sous prétexte de faire appel à de bons sentiments – aidé par le fronton Notre-Dame rassurant le lecteur – c’est bel et bien l’Église et le catholicisme qui sont attaqués. Rappelons d’une part que ces « héros » ont pour rivaux tantôt un gendre idéal mais insipide (prénommé Christian !), tantôt un intellectuel brillant mais hypocrite, figuré par l’archidiacre.

Antihéros

Aussi, dans les deux cas, ces hommes souffrent de difformité. Ainsi Quasimodo – ou deuxième Pâques 11 – est donc bossu, mais aussi borgne et boiteux, tares alors rédhibitoires à l’ordination sacerdotale parce que considérées comme marques de défaillance morale, voire de sorcellerie 12. Quant au nez proéminent de Cyrano, bien que non répertorié au registre ecclésial, certains ésotéristes y voient la transposition d’un homme grandement inspiré (souffle), signe d’un énorme phallus.

L’un dans l’autre, ce trait marque indéniablement une rupture évidente d’harmonie, et Hugo comme Rostand invitent leurs fidèles depuis ces ingénieux narratifs, à laisser entrer ce bestiaire. Enfin,si Roxane est belle et que le jeu de séduction revient à Cyrano pour le « bénéfice » de Christian, la belle Esméralda est à la fois bohémienne et émeraude 13.

Autrement dit à la fois sorcière de naissance et pierre que la mythologie gnostique a identifié comme le Troisième œil de Lucifer 14. Dès lors, l’archidiacre Frollo qu’Hugo dépeint comme un chrétien à la sainteté feinte, convoite Esméralda, incarnant ce mélange de magie et d’ésotérisme échappant à cette « fausse » Église de Pierre, cantonnée aux dogmes et apparences.

Ode à sa Majesté

Quant à Cyrano, faisant alliance avec son rival Christian pour le bonheur de Roxane, par « amour désintéressé », spirituel (agape) et supérieur, c’est le conte pour enfant. En effet, s’il est admis que Savinien de Cyrano de Bergerac savait parler aux femmes, il est tout aussi admis qu’il leur préférait les hommes. Autrement dit, le sujet n’est pas tant l’amour de Cyrano envers Roxane que l’initiation de Christian, jeune homme gauche et qui va, au fil des conseils inspirés de Cyrano, devenir ce qu’il doit être pour conquérir le cœur de sa belle.

Cette science des vers qui font « mouche » insufflés par sa majesté peut être comprise à partir de la phrase prononcée par le Premier surveillant lors du rituel d’Élévation au sublime grade de maître maçon, à savoir « La connaissance repose à l’ombre de l’acacia ». L’acacia, plante symbolisant l’éternité, ou plus précisément la perpétuité 15, exprime cette idée de re-naissance synonyme de connaissance, et cette gnose tiendrait de la déification, opérée entre l’objet ou le divin 16 et le sujet ou l’initié, ne faisant plus qu’un. Cependant, il importe de souligner ce détail, « à l’ombre de ».

Autrement dit, aucune étoile, aucun astre si argenté, irradiant et séduisant soit-il (Lucifer) ne peut exister sans son ombre, qui loin d’en être une projection, est le trou noir dont il émane et qu’il engloutira encore et encore. Une force occulte (Satan) plus forte que celle éclairée, comme ici où le génie vient en réalité de l’obscurité. C’est là tout le sens profond de cette scène; une ode aux lois de ce monde et à son Prince.

Enfin, si quelques doutes peuvent subsister quant à l’intention de l’auteur, les précisions de David Livingstone quant au début Notre-Dame de Paris y mettent un terme :

Victor Hugo a recréé un récit pittoresque d’une fête des fous dans son roman de 1831 Notre-Dame de Paris, dans lequel la fête est célébrée le 6 janvier 1482 et Quasimodo fait office de paре des fous. Dans la version animée du roman réalisée par Disney en 1996, cette fête est illustrée par la chanson « Topsy Turvy », dont les paroles sont les suivantes : « C’est le jour où le diable en nous est libéré; c’est le jour où nous nous moquons de l’idiot et choquons le prêtre; tout est à l’envers à la Fête des Fous !

Victor Hugo cite Jean de Troyes qui, au XVème siècle, remarquait que сe qui « excitait tout le peuple de Paris » le 6 janvier était les deux célébrations séculaires de la fête de l’Épiphanie et de la fête des Fous. La journée comprenait un feu de joie sur la place de Grève, une pièce de théâtre mystérieuse au Palais de justice et un mât de cocagne à la chapelle de Braque. 17

Ainsi doit-on savoir que cette « Fête des fous », véritable contre-fête à celle de l’Épiphanie où les Rois-Mages sont venus adorer Jésus Christ mais aussi, mettre fin à la magie. Choix logique pour « celui qui inverse tout » que de remettre à l’honneur toutes ces diableries en ce jour précis, de festivités conviviales et populaires à en croire Hugo !

Or cette fête, toujours célébrée par les adeptes du discordianisme 18 n’est finalement que le prolongement certes plus dantesque et rabelaisien des « masques populaires » qu’un René Guénon ou un Georges Gurdjieff ont su rendre respectables, notamment via l’esprit tantrique et excessif que l’on retrouve chez les soufis comme les troubadours 19. Comportements qui plus sont dingues et abscons, plus sont intellectuels et profonds.

C’est pourquoi, « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » doit être compris comme une tentative gnostique de convaincre le lecteur que la Création est imparfaite. Qu’elle n’est au fond que la manifestation du principe qui s’obscurcit; une prison illusoire qu’il s’agit de dépasser via la transgression à laquelle nous invitent ces « monstres au grand cœur » face aux tares des bêta ou méchants chrétiens pour, in fine, légitimer le règne du faux, du laid et du mal.

Gregor OVITCH

1 – Citation complète: « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ». Notons que de nombreux initiés en tirent une interprétation symbolique, voire hermétique. On pourrait ajouter aussi clin d’œil à la pédophilie, mais là n’est pas le sujet.

2 – Expression maçonnique pour désigner un « profane » dont les idées (gnostiques le plus souvent) sont en adéquation avec celles de la franc-maçonnerie.

3 – « Ce n’était pas une lubie, ni une extravagance de l’âge. Hugo a passé près de deux ans de sa vie à parler aux morts et à retranscrire scrupuleusement toutes ses conversations avec l’au-delà. ». https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-victor-hugo/les-tables-tournantes-1046638

4 – « On n’imagine guère, par exemple, Mazzini écrivant à Hugo ces lettres de 1856 dans lesquelles l’exilé italien demande à l’exilé français d’intervenir pour la République italienne : « Une page dans laquelle vous diriez à l’Italie aujourd’hui très agitée mais égarée, tiraillée par des intrigants, que l’étoile de ses destinées luit en elle-même, en son cœur, en son peuple, en ses traditions, en ses souvenirs de 1848 et 49, non au dehors, aux cours et aux conférences, nous rendrait un grand service » ».
https://www.senat.fr/colloques/colloque_victor_hugo/colloque_victor_hugo12.html

5 – « Au XIXe siècle, les sociétés secrètes sont en effervescence. De la Charbonnerie française aux carbonari en Italie, comment ces sociétés deviennent-elles une composante essentielle des mouvements révolutionnaires, nationaux et libéraux contre les monarchies absolutistes ? »

6 – Savinien de Cyrano de Bergerac était à ce point proche des Frères Rose-Croix que l’on pense qu’il fut initié lui-même au sein de cette confrérie très secrète. https://noach.es/cyrano-rose-croix/

7 – Ce roman étant posthume et compte tenu que les titres suivent la cosmogonie reprise en loge, est-il possible qu’une troisième Histoire comique des États et Empires du Delta boucle la trilogie ?

8 – « Le discordianisme est lié au satanisme dans son rejet de l’existence d’un dieu supérieur, et une sorte de « nihilisme positif nietzschéen. Mais au lieu de s’enivrer du « Triomphe de la Volonté », les discordiens regardent l’absence de sens dans le monde et au lieu de cela, ils rient et se moquent de tous ceux qui prennent tout cela au sérieux. Ils suivent l’exemple des insensés que la Bible châtie en disant : « Mangez, buvez et soyez joyeux, car demain nous mourrons ». Par leur farce, ils deviennent les missionnaires de leur nihilisme, se moquant de tout et de tous dans le but de les faire sortir de leur supposé immobilisme et de leur refus d’accepter l’effrayante vérité qu’il n’y a pas de vérité, et que tout est permis. À ce titre, le modèle des discordiens est le sage fou, possédé par la folie divine, qui, comme Nietzsche, a regardé dans l’abîme et a craqué. » https://noach.es/2023/10/20/iv-17-iii-ordo-ab-discordia-discordianisme

9The Prankster and the Conspiracy: The Story of Kerry Thornley and How He Met Oswald and Inspired the Counterculture (2003. page 136) de Adam Gorightly et Robert Anton Wilson

10 – Bibliographie homosexualité et homophobie Primaires-Collège-Lycée

11 – Le mot Quasimodo est formé à partir des premiers mots latins (incipit) de l’introït de ce jour, « Quasi modo… », « Comme des enfants nouveau-nés, alléluia: désirez ardemment le pur lait spirituel »)1, tirés de la Première épître de Pierre (2,2). »

12 – Bossu, borgne, boiteux, et bègue sont aussi les quatre disqualifications de la lettre B utilisée en maçonnerie encore récemment (bien qu’aujourd’hui cela pourrait être considéré comme discriminatoire) pour n’y faire entrer que des gens de « bonnes mœurs ». En réalité, il s’agissait de singer l’Église pour rassurer le gentilhomme alors chrétien de devenir maçon. Mais il y a un autre point, celui de ne pas faire perdre de temps à ces cas hautement qualifiés pour des voies plus sinistres, plus sèches et sans emballages dorés.

13 – « Mais revenons à la légende sous la forme où elle nous est parvenue, ce qu’elle dit de l’origine même du Graal est fort digne d’attention : cette coupe aurait été taillée par les anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette émeraude rappelle d’une façon frappante l’urnâ, la perle frontale qui, dans l’iconographie hindoue, tient souvent la place du troisième œil de Shiva, représentant ce qu’on peut appeler le « sens de l’éternité ». » – Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien (1954) René Guénon

14 – On pense notamment aux meurtres de Jack l’Éventreur fourmillant de références maçonniques, et l’acacia était utilisé pour que la victime renaisse meilleure – From Hell (1991- 1996), Alan Moore et Eddie Campbell.

15 – Le mot divinité ou démon convient davantage. Quant à renaissance, terme employé dans la terminologie gnostique (laissant place à la substitution, c’est une autre histoire), il faut le distinguer de la résurrection qui inclut le corps où dans la conception catholique, l’individu est unique par l’indivisibilité de son corps et de son âme.

16 – David Livingstone ajoute un peu plus loin « Le carnaval européen (Mardi gras) ressemble également aux Saturnales. Le mot carnaval est d’origine chrétienne et, au Moyen Âge, il désignait une période qui suivait la période de Noël et qui atteignait son apogée avant minuit le mardi gras. Certains folkloristes ont également affirmé que le carnaval dérive des Bacchanales et même qu’il tire son nom du bateau à roues (carrus navalis), qui portait l’image ithyphallique du dieu. »

17 – Le personnage du Joker qui avec son rire sardonique qui exprime autant la moquerie que la folie, le mal pour le mal et le chaos, est la représentation idéale de ce courant (figure archétypale du trickster selon Carl G. Jung).

18 – Ces deux écoles travaillant sur l’intensité énergétique sont aussi du Tantra, ses excentricités qui parce que transgressives sont supérieures aux normes, conventionnelles et obstacles au divin.

19 – Ces deux écoles travaillant sur l’intensité énergétique sont aussi du Tantra, ses excentricités qui parce que transgressives sont supérieures aux normes, conventionnelles et obstacles au divin.

Un commentaire

  1. Bonjour, c’est avec grand intérêt que j’ai lu votre article , hasard ou autre , dernièrement j’ai réécouté le BD sur « le graal et le temple maudit  » avec un invité de choix comme le faisait remarquer ,à juste titre, Mr K. En effet il est assez  » délicat  » de comprendre le discordianisme , comment il est manifesté dans le monde ,au passé commede nos jours, littérature et tant d’autre domaine d’application y compris en politique, je pense là aussi au « spectacle  » et de sa société d’un Debord , les situationistes. D’ailleurs pour reprendre ce que vous disiez « … et bien on en sort jamais ! « . Merci encore pour votre travail et à toute l’équipe par la même occasion.

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