Depuis plus de trente ans, David Livingstone écrit sur les dessous de l’histoire. Il nous a fait l’honneur de nous accorder le droit de traduction de son incroyable Ordo ab Chao.

Dès la fin des années 1960, Parvulesco écrivait sur l’ « eurasianisme », en tant que projet géopolitique du bloc continental, et sur la nécessité d’une alliance russo-allemande, en tant que renaissance du pacte Molotov-Ribbentrop, et sur la nécessité d’un rapprochement entre les rouges et les bruns dans un front uni, révolutionnaire et anti-mondialiste 1. Dans les années 1930, alors qu’il est ambassadeur d’Allemagne en Grande-Bretagne, Ribbentrop entretient de nombreuses relations avec le réseau Cliveden Set, nom donné plus tard à la Table ronde de Rhodes, qui travaille à l’apaisement avec la Grande-Bretagne 2. Néanmoins, Ribbentrop nourrit apparemment une haine obsessionnelle pour la Grande-Bretagne et considère l’Union soviétique comme un allié potentiel important 3. Outre la politique étrangère d’Hitler, les chercheurs ont identifié au moins quatre autres factions au sein du parti nazi. Cependant, contrairement aux autres factions, celle de Ribbentrop est la seule qu’Hitler a laissé exécuter au cours des années 1939-41 4. Dès 1937, Ribbentrop défend l’idée d’une alliance entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon qui se partagerait l’Empire britannique. En 1939, Ribbentrop joue un rôle clé dans la formulation du pacte Molotov-Ribbentrop, un pacte de non-agression entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Comme le décrit l’historien allemand Wolfgang Michalka, après avoir signé le pacte, Ribbentrop a développé cette idée d’alliance de l’Axe pour y inclure l’Union soviétique afin de former un bloc eurasien qui détruirait les États maritimes tels que la Grande-Bretagne 5.
Le mentor de Douguine et membre du G.R.E.C.E. affilié à Gladio, Jean-François Thiriart, était obsédé par l’idée de créer un empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, afin de libérer l’Europe de l’influence américaine. Thiriart pensait que son « Empire » n’était possible qu’avec la participation de l’Union soviétique, qui rejoindrait l’Europe et la rendrait à nouveau européenne. Avec la disparition de l’Union soviétique, Thiriart était optimiste et pensait que la Russie post-soviétique pourrait servir de « libérateur » de l’Europe. Parvulesco est également inspiré par son ami Raymond Abellio, qui souhaite créer un type d’Empire eurasien s’étendant de l’Atlantique au Japon 6. Comme le souligne le « Pacte impérial eurasien », un document secret de l’Ordre eurasien cité par Parvulesco, l’accomplissement du Grand Empire catholique, de l’Imperium Ultimum, du Regnum Sanctum, impliquerait trois étapes opérationnelles 7. La première d’entre elles implique la création de l’axe Paris-Berlin-Moscou, le futur grand pôle impérial continental européen. La deuxième étape serait constituée par l’intégration politico-historique totale de l’Europe occidentale et orientale, de la Russie et de la Grande Sibérie, de l’Inde et du Japon. La troisième étape comprendra – après la destruction de la conspiration démocratique mondialiste dirigée par la « Superpuissance planétaire des États-Unis », à la suite d’une guerre civile continentale qui sera une répétition de la guerre de Sécession – la fusion de l’Amérique du Sud et de l’Amérique du Nord. L’Amérique du Sud, sous l’impulsion révolutionnaire de l’Argentine et du Chili, aura déjà pu réaliser sa propre intégration continentale, pour soutenir, politiquement et stratégiquement, l’effort du Sud dans la deuxième guerre civile 8. Selon Parvulesco, prédisant sinistrement l’ascension de Donald Trump, comme le résume Philip Coppens :
L’extrême insatisfaction au sein des États-Unis, l’extrême disparité entre la communauté religieuse archiconservatrice et celle plus libérale, signifie qu’être élu président sur un véritable programme (plutôt qu’un programme de style total mais sans substance) est presque impossible. Pour Parvulesco, c’est avant tout la communauté catholique et ex-européenne des États-Unis qui conduira l’Amérique vers son nouveau destin – et provoquera la disparition de l’actuelle « conspiration mondiale ». Il y aura une nouvelle Europe, mais aussi une nouvelle Amérique 9.
« À la base de la construction géopolitique de cet empire [eurasien] », écrit Douguine, « il faut placer un principe fondamental – le principe de « l’ennemi commun » » : les États-Unis. À l’instar de Parvulesco, le programme de Douguine se concentre sur la formation de trois « axes » clés : Moscou-Berlin, Moscou-Tokyo et Moscou-Téhéran. En ce qui concerne l’avenir de l’Europe, Douguine écrit : « La tâche de Moscou est d’arracher l’Europe au contrôle des États-Unis (OTAN), d’aider à l’unification européenne et de renforcer les liens avec l’Europe centrale sous l’égide de l’axe extérieur fondamental Moscou-Berlin » 10. Douguine propose d’offrir à l’Allemagne une domination politique de facto sur la plupart des États protestants et catholiques situés en Europe centrale et orientale 11.
Le projet eurasien de Douguine prévoit également que les États-Unis soient attaqués à travers l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, « dans le but de les libérer du contrôle du Nord… » 12. Dans une section intitulée « La chute de la Chine », Douguine met en garde : « La Chine est le voisin géopolitique le plus dangereux de la Russie au sud » et soutient que le pays doit être démantelé 13. En guise de « compensation géopolitique » pour la perte de ses régions septentrionales, la Chine, recommande Douguine, devrait se voir offrir un développement « en direction du sud – l’Indochine (à l’exception du Vietnam), les Philippines, l’Indonésie, l’Australie » 14. Douguine insiste sur le fait que les relations de la Russie avec le Japon, l’Iran et l’Inde étaient plus vitales et significatives que celles avec la Chine. Le point central d’un axe Moscou-Téhéran est « l’idée d’une alliance continentale russo-islamique », écrit-il, qui « se trouve à la base de la stratégie anti-atlantiste… Cette alliance est fondée sur le caractère traditionnel des civilisations russe et islamique… » 15.
Douguine accorde une attention considérable à « l’idée américaine » et l’analyse en deux composantes : le libéralisme, dont l’essence est l’individualisme, et le messianisme ou eschatologisme protestant, tel qu’illustré dans le dispensationalisme de Cyrus Scofield, Hal Lindsey et Jerry Falwell 16. Douguine inverse l’identité de Gog et Magog, en les identifiant plutôt à l’Amérique. Selon Douguine, « les Anglo-Saxons se considèrent comme les « descendants des dix tribus d’Israël qui ne sont pas retournées en Judée après la captivité babylonienne ». Ces dix tribus ont rappelé leurs origines et adopté le protestantisme comme confession principale » 17. Comme l’ajoute Douguine, les dispensationalistes croient qu’avant la Fin des Temps, les forces du mal et l’ « Empire du Mal » – ce que Reagan appelait la Russie, et dont le principal méchant est le roi Gog – attaqueront les Anglo-Saxons protestants. Ainsi, conclut Douguine, « nous avons affaire à une diabolisation doctrinale cohérente et « rationalisée » de la civilisation est-européenne sous tous ses aspects – historique, culturel, théologique, géopolitique, éthique, social, économique, etc. » 18.
Douguine divise l’histoire de l’Église en trois phases : la phase pré-constantinienne, la phase byzantine jusqu’à la chute de Constantinople aux mains des Turcs ottomans en 1453 – qui correspond selon lui au « règne de mille ans du Christ » mentionné dans l’Apocalypse 20 – et la phase moderne, post-byzantine. En substance, la troisième phase contemporaine de l’histoire de l’Église, qui vient après le « règne de mille ans du Christ », est le règne de l’Antéchrist : l’Amérique et l’Occident.
David LIVINGSTONE
Troisième partie : Galaxie G.R.U.
1 – Alexander Dugin. “Star of an Invisible Empire.” The Fourth Political Theory. Retrieved from http://www.4pt.su/en/content/star-invisible-empire
2 – David Livingstone. Ordo ab Chao. Volume Three. Chapter 15, “The Cliveden Set.”
3 – Michalka, Wolfgang. “From Anti-Comintern Pact to the Euro-Asiatic Bloc: Ribbentrop’s Alternative Concept to Hitler’s Foreign Policy Programme.” In H. W. Koch (ed.), Aspects of the Third Reich (London: Macmillan 1985), pp. 276–169.
4 – Ibid., pp. 276–277.
5 – Ibid.
6 – Stephan Chalandon & Philip Coppens. “French Visions for a New Europe.” The Occidental Quarterly (December 7, 2009).
7 – Ibid.
8 – Chalandon and Coppens. “French Visions for a New Europe.”
9 – Philip Coppens. “Vladimir Vladimirovich Putin & the Eurasian Empire of the End Times.” New Dawn No. 111 (November-December 2008).
10 – Aleksandr Dugin. Osnovy geopolitiki: Geopoliticheskoe budushchee Rossii (Moscow: Arktogeya, 1997), p. 369.
11 – Ibid., p. 216.
12 – Ibid., p. 248.
13 – Ibid., p. 359.
14 – Ibid., p. 363.
15 – Ibid., p. 158.
16 – Vladimir Moss. “Alexander Dugin and the Meaning of Russian History.” (Academia.edu).
17 – Alexander Dugin. Absoliutnaia Rodina (Moscow, Arktogeya: 1999), pp. 669-670; “The Crusade Against Us.” translated by Jafe Arnold. Eurasianist-archive.com (accessed February 4, 2018).
18 – Ibid.