David Livingstone écrit sur les dessous de l’histoire depuis 30 ans et nous a accordé le droit de traduire plus de 170 de ses articles, soit le tiers de son incroyable Ordo ab Chao.
Le fils du rabbin Eybeschutz, Wolf, était un adepte ouvert des Frankistes 1. Judah Leibes évoque la possibilité que le Baal Shem Tov, le fondateur du hassidisme, soit mort en 1760 de chagrin à cause de la conversion au christianisme de la secte sabbatique connue sous le nom de Frankistes un an plus tôt, car il les considérait comme un organe du corps mystique du judaïsme 2. Le fondateur des Frankistes était Jacob Frank (1726 – 1791), à l’origine Jacob Leibowicz. Jacob Frank serait né en Pologne orientale, aujourd’hui l’Ukraine, vers 1726 dans une famille sabbatique. En tant que commerçant itinérant, il a souvent visité la Grèce ottomane où il a reçu le surnom de « Frank », un nom généralement donné à l’Est aux Européens. Il a également vécu à Smyrne et à Salonique où il a été initié à la Kabbale sabbatique par le cercle radical Dönmeh issu d’Osman Baba (Baruchya Russo). En 1755, il réapparaît en Pologne, rassemble un groupe d’adhérents locaux et commence à prêcher les « révélations » qui lui sont communiquées par les Dönmeh à Salonique.
Frank prétendait venir débarrasser le monde du Talmud et de la loi juive, une loi qu’il considérait comme oppressive. Frank a rejeté le Talmud au profit du Zohar kabbalistique. Frank prétendait plutôt que la Rédemption s’accomplirait par un renversement de la Torah, affirmant que pour que le « Bon Dieu » apparaisse, il faudrait précipiter le chaos 3. Comme le résume Aba Eban, Frank « enseignait une idée étrange selon laquelle Dieu n’enverrait pas de Messie tant que le monde ne serait pas devenu aussi mauvais qu’il pourrait l’être. Ainsi, disait Frank, il était de son devoir, en tant que disciple de Sabbataï Tsevi, de faire advenir un temps de mal pur » 4. Frank enseignait une doctrine de la « sainteté du péché », affirmant qu’avec l’arrivée du Messie, tout était permis. Parmi les Frankistes les plus radicaux, explique Gershom Scholem, s’est développée une « véritable mythologie du nihilisme », dans laquelle la nouvelle dispensation messianique « entraînait un renversement complet des valeurs, symbolisé par le changement des trente-six interdits de la Torah… en ordres positifs » 5. Comme les anciens gnostiques, ils se livraient donc à des rites orgiaques et de promiscuité sexuelle, voire incestueux. Les Frankistes, tout comme les Dönmeh, pratiquaient des rituels sexo-religieux, allant de l’échange de femmes au baiser des seins nus d’une fille comme incarnation de la Torah/Shekinah 6.
En conséquence, le congrès des rabbins de Brody excommunia les Frankistes et obligea tout juif pieux à les rechercher et à les dénoncer. Les sabbattiens en informèrent Dembowski, l’évêque catholique de Kamieniec Podolski, en Pologne. L’évêque prit Frank et ses partisans sous sa protection et, en 1757, organisa une dispute religieuse entre eux et les rabbins orthodoxes. L’évêque se rangea du côté des Frankistes et ordonna également de brûler toutes les copies du Talmud en Pologne.
À ce moment critique, Frank se proclamait successeur direct de Sabbatai Zevi et d’Osman Baba, et assurait à ses disciples qu’il avait reçu des révélations du Ciel, qui appelaient à leur conversion au christianisme. Selon l’histoire enregistrée dans la collection hagiographique Shivhe ha-BeSh’T, le Ba’al Shem Tov, le fondateur du hassidisme, a rejeté la responsabilité de l’éclatement de la controverse sur l’establishment juif orthodoxe, et était « très en colère contre les rabbins et a dit que c’était à cause d’eux, puisqu’ils ont inventé leurs propres mensonges » 7. Le Ba’al Shem a vu Frank et son groupe comme faisant partie du corps mystique d’Israël et a présenté leur baptême comme l’amputation d’un membre de la Shekhinah : « J’ai entendu du rabbin de notre communauté qu’au sujet de ceux qui se sont convertis [à Lwów], le Besht a dit : Tant que le membre est connecté, il y a un certain espoir qu’il se rétablisse, mais lorsque le membre est coupé, il n’y a pas de réparation possible. Chaque personne d’Israël est membre de la Shekhinah » 8.
Comme l’ont révélé les Dictons de Jacob Frank, ce dernier a mis en garde ses disciples contre une persécution immanente et violente, et leur a conseillé d’adopter la « religion d’Édom », par laquelle il entendait le christianisme, ce qui a conduit à l’adoption d’une future religion appelée das (« connaissance »), qui sera révélée par Frank. La conversion au christianisme devait cependant servir de moyen pour parvenir à la défaite finale du christianisme. Frank, en tant que réincarnation du patriarche Jacob, était destiné à devenir le leader d’Israël dans sa guerre contre Edom. En 1759, des négociations pour la conversion des Frankistes au catholicisme romain ont été menées avec les plus hauts représentants de l’Église polonaise. Le baptême des Frankistes fut célébré avec une grande solennité dans les églises de Lwów, avec des membres de la noblesse polonaise agissant comme parrains. Frank lui-même fut baptisé en 1759.
David LIVINGSTONE
1 – Shaul Magid. “Jacob Frank and the Heresy We Forgot.” Forward (June 1, 2011).
2 – Liebes, “Ha-tikkun ha-kelali shel R’ Nahman mi-Breslav ve-yahaso le-Shabbeta’ut,” in Shod ha-emunah ha-Shabbeta’it, pp. 238–61, esp. pp. 251–52; as cited in Maciejko. The Mixed Multitude: Jacob Frank and the Frankist Movement, 1755-1816 (Jewish Culture and Contexts), p. 267). University of Pennsylvania Press. Kindle Edition.
3 – Novak. Jacob Frank, p. 47.
4 – Abba Eba. My People: Abba Eban’s History of the Jews. Volume II (New York, Behrman House, 1979), p. 29.
5 – Gershom Scholem. Kabbalah (New York: Quadrangle/New York Times Book Co., l974) p. 272-74.
6 – Jay Michaelson. “Why I Study Sabbateanism.” ZEEK: A Jewish Journal of Thought and Culture, (June 2007)
7 – Dov Baer ben Samuel, In Praise of the Baal Shem Tov, trans. and ed. Ben-Amos and Mintz, p. 59; as cited in Maciejko. The Mixed Multitude, p. 267.
8 – Ibid., 59.