Ancien Vénérable Maître de la Grande Triade, Karl van der Eyken expose certaines contradictions aux dissidents pourfendeurs de maçonnerie épris de guénonisme.
L’Arbre d’Or, inauguré en 1991 au cœur de Brocéliande, et trônant au milieu de bois calcinés, perpétue légendes de l’Ange du Graal, face amenant à celle du Dieu Cornu.
Lucifer et la Franc-Maçonnerie
Le critère qui valide la « régularité maçonnique » est fondé sur la continuité d’une « tradition non-interrompue ». La Franc-Maçonnerie perpétue de ce fait la doctrine de Lucifer, dont un des symboles le plus connu est son Œil, l’« Œil qui voit tout ». Cet Œil figure sur le Sceau des États-Unis depuis 1776, et se répand partout avec le « progrès » du Nouvel Ordre Mondial. Le Novus Ordo Seclorum, l’« Ère du Nouvel Ordre » y est inscrite en toutes lettres. Politique et doctrine, l’une est une application de l’autre ; mystique et politique sont toujours intimement liées. L’« Œil qui voit tout » figure au centre de tous les temples maçonniques, et représente le « sens de l’éternité » ou l’Autorité maçonnique si l’on préfère…
La nature luciférienne de la Maçonnerie était déjà affirmée par de hauts-dignitaires maçonniques. L’allégation d’Albert Pike est très connue, sans parler de Jean-Marie Ragon et d’Oswald Wirth pour ne citer qu’eux. Wirth dit même que les « Maîtres du Sublime Secret connaissent bien son nom : le Serpent » ! Wirth était aussi en relation avec des sabbataïstes par l’intermédiaire du kémaliste Fethy Bey, l’ambassadeur de la Turquie. Probablement, ce qui est moins connu, c’est que Guénon atteste aussi mais très « subtilement », de la « présence luciférienne » en Maçonnerie.
La présence de Lucifer en Loge ne se limite pas à son « Œil qui voit tout ». On passera à un stade supérieur avec Lucifer quand il sera « animé » rituellement. Un rite est constitué d’un ensemble de symboles mis en action, afin de transmettre cette « influence spirituelle » de la Maçonnerie à l’aspirant. À l’élévation à la Maîtrise, l’aspirant va « vivre » par identification avec Hiram l’architecte assassiné, le drame de la « Chambre du Milieu ». Et c’est là où Lucifer engendre la « moelle » des maîtres maçons. On lui a donné un autre nom, évidemment ; il faut perpétuer les mystères en gardant leur secret. Par ailleurs, ceci est aussi indispensable pour une fidélisation durable. Ce drame se passe donc en « Chambre du Milieu », lieu uniquement éclairé de l’intérieur, et hors de laquelle ne règnent que les « ténèbres extérieures ».
Ce lieu, au centre de la terre, est non seulement le point le plus bas des enfers, mais il est aussi, par une « ressemblance frappante » mais logique, en rapport avec le concept du Tikkun, « la libération des étincelles divines », du kabbaliste Isaac Louria. En effet, la « Chambre du Milieu » éclairée de l’intérieur, entourée des « ténèbres extérieures », rappelle la doctrine de la « rédemption ». Selon la théorie extraordinaire de Louria, la lumière primordiale est prisonnière des qlippoth, des « écorces » ou des « coquilles ». Il faut briser les qlippoth afin que la lumière puisse se libérer. Cette doctrine « illuminée » relative à l’être, le libère donc de tout, y compris de Dieu ! Cet être est maintenant, comme le dit Guénon avec lyrisme : « celui qui est à lui-même sa propre loi »1. Cet antinomisme gnostique et radical a inspiré Sabbataï Tsevi et Jacob Frank qui poussent cette « logique » jusqu’à l’extrême avec l’anéantissement total de tout obstacle éventuel à la venue de leur Messiah. La mise en œuvre du Tikkun Olam occasionnera les guerres de destruction des peuples. Et tant mieux quand cela se passe dans la douleur, parce que c’est pour l’heureux accouchement de leur Messiah, l’Antéchrist pour les autres. Détruire pour construire, mourir pour renaître, Ordo ab Chao !
L’identification avec Lucifer ce fait par la ruse, parce qu’il s’appelle à présent Hiram. Et Guénon le confirme : « Dante parcourut tous les cercles infernaux en vingt-quatre heures, et atteignit alors le centre de la Terre, qu’il traversa en contournant le corps de Lucifer. N’y aurait-il pas quelque rapport entre ce corps de Lucifer, placé au centre de la Terre, c’est-à-dire au centre même de la pesanteur, « symbolisant l’attrait inverse de la nature », et celui d’Hiram, placé de même au centre de la « Chambre du Milieu », et qu’il faut aussi franchir pour parvenir à la Maîtrise ? La connaissance de ce rapport mystérieux ne pourrait-elle pas aider à découvrir la véritable signification de la lettre G.:. ? »2. C’est donc ce « rapport mystérieux » de Lucifer-Hiram, qui « pourrait aider à découvrir » la Gnose !
Le candidat à l’élévation à la maîtrise enjambe non seulement du « pied à la tête » le cadavre de Lucifer-Hiram (concrétisé par un maçon allongé par terre), mais ensuite c’est lui-même qui va prendre la place de Lucifer-Hiram, afin de subir le même sort. Allongé, le candidat s’identifie donc totalement à Lucifer-Hiram avec lequel il va être élevé à la maîtrise. Cela se pratique avec l’attouchement des « cinq points » et le « mot sacré », mot hébraïque, formule de la question ; « qui est l’architecte ? », réponse : « Ah seigneur mon dieu ! ».
Le nom de l’architecte est inscrit sur le cercueil, c’est le tétragramme hébraïque « IHVH ». Avec le relèvement du nouveau maître, il est dit : « le maître est retrouvé, il reparaît plus radieux que jamais ! ». Plus radieux que jamais, parce que le maître est une nouvelle « Étoile flamboyante » ; c’est l’astre de l’aurore ! Un maître maçon se retrouve toujours entre l’équerre et le compas où s’inscrit l’Étoile flamboyante. La continuité est assurée avec les Hauts-Grades au degré de « Maître Secret », où les travaux commencent à l’« éclat du jour », c’est-à-dire quand l’astre de l’aurore, Lucifer, se lève…
Le mot de passe du degré de Maître est « Tubalcaïn », le fils de Lamech, descendant de Caïn qui s’oppose à la « Tradition d’Abel le Juste ». C’est la lignée de la Maçonnerie ! Ce forgeron est en « relation directe avec le « feu souterrain », dont l’idée s’associe sous bien des rapports à celle du « monde infernal »3, comme le dit si bien Guénon. On n’emploie que le nom Hiram, Lucifer n’est jamais prononcé (réservé aux adeptes des grands mystères s’ils « savent lire »… »). Mais, les maçons de peu de bon sens pourraient au moins se poser cette question : pourquoi cette étoile à cinq branches est-elle aussi devenue le symbole du communisme, l’adversaire juré de l’Église ?
Le tétragramme « IHVH » ne doit pas être confondu avec le vrai Dieu, Yahwé de la Bible. Depuis les premiers siècles déjà les gnostiques ont relégué Yahwé au rang d’un dieu second lui emprisonne les âmes. Yahwé n’est plus qu’une émanation de l’Ein-Soph : le Non-Être. C’est la divinité suprême, l’Ein-Soph, qui libère totalement l’être avec sa « troisième naissance » par la « sortie du cosmos » (sic). Guénon : « le « cosmos » tout entier est en quelque sorte le « sépulcre » dont l’être doit sortir maintenant ; la « troisième naissance » est nécessairement précédée de la« seconde mort », qui est, non plus la mort au monde profane, mais véritablement la « mort au cosmos » (et aussi « dans le cosmos »), et c’est pourquoi la naissance « extra-cosmique » est toujours assimilé à une « résurrection »4 ; et « ceci se rapporte plus spécialement au symbolisme de la maçonnerie de Royal Arch »5.
Pour les gnostiques, l’être émane du « Principe », et son « âme spirituelle », n’a pas été créée. Celle-ci est une « étincelle divine », donc éternelle (vous serez comme Dieu !), et qui est descendue pour se faire incarner et emprisonner. C’est évidemment aussi la doctrine de Guénon. Il dit à propos de Lucifer qu’il symbolise 1’« attrait inverse de la nature », c’est-à-dire la tendance à l’individualisation »6. De ce fait, le relèvement à la maîtrise donne symboliquement accès aux états « supra-individuels » (sic). Et, il affirme cette « incarnation » de l’âme : « Ce n’est pas en tant qu’homme que l’homme peut y parvenir ; mais c’est en tant que cet être, qui est humain dans un de ses états, est en même temps autre chose et plus qu’un être humain »7. L’être qui est « humain dans un de ses états » est la doctrine de la transmigration des âmes ; c’est la Gnose dans toute sa splendeur !
À propos de Lucifer, il est écrit : « Comment es-tu tombé du ciel, astre brillant, fils de l’aurore ? Comment es-tu renversé par terre, toi, le destructeur des nations ? Tu disais dans ton cœur : Je monterai au ciel […], je serai semblable au Très-Haut ! Et te voilà descendu au sombre séjour, dans les profondeurs de l’abime ! »8.
Aristote avait déjà démontré que l’âme et le corps forment une composition inséparable. Cela est aussi la doctrine de l’Église, pour qui Dieu crée simultanément âme et corps lors de la conception. Une âme est seulement créée pour animer un corps, et c’est uniquement par les sens corporels que l’âme apprend à connaitre les choses. L’individu est « indivisible » (individuum) jusqu’à la mort où il y a séparation de l’âme et du corps, ce qui ne signifie pas la fin de l’âme. La Gnose enseigne que l’homme est constitué d’un corps, d’une âme et d’un esprit. C’est l’esprit qui correspond au « soi » non-créé, donc immortel ; il ne fait que transmigrer, puisque émané…
En 1312 l’Église a condamné formellement le tripartisme gnostique, esprit, âme et corps, devenu nécessaire avec l’influence croissante de la pensée néo-aristotélicienne d’Averroès. Quand l’Écriture parle de l’âme et de l’esprit c’est toujours de l’âme qu’il s’agit. Par rapport au corps on l’appelle âme, par rapport à Dieu on l’appelle esprit.
Pour la scolastique, la « raison est faite pour la vérité », selon Saint-Thomas : la Vérité se définit comme l’« adéquation de l’intelligence au réel » (Veritas est adaequatio intellectus et rei). Mais quand on se détourne de la Révélation on perd ipso facto aussi le sens du réel. C’est ainsi que l’homme finit par faire Dieu à l’image et à la ressemblance de l’homme. D’où cette erreur hétérodoxe que l’âme, cette « étincelle divine », possède en elle-même la Vérité qu’elle fait jaillir de son propre fond. La Révélation dit le contraire : le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, donc transcendant, mais l’être peut participer par le don de la Grâce. Il y a une grande différence entre participation et identification, l’homme n’est pas Dieu !
Karl VAN DER EYKEN
Première partie – Dernière partie
1 – Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, ch. I.
2 – La France Antimaçonnique, octobre 1913 ; « Un côté peu connu de l’Œuvre de Dante » ; Cf. L’Ésotérisme de Dante, ch. VII.
3 — Le Règne de la quantité et des Signes des temps, ch. XXII.
4 – Symboles de la Science sacrée, XXXIII.
5 – Idem, XXXIV.
6 – L’Ésotérisme de Dante, ch. VII.
7 – La Métaphysique orientale, Éditions Traditionnelles, Paris 1976, p. 11.
8 – Isaïe, XIV, 12-13.